de anaxarque » 20/07/2016 10:50
J'ai découvert Lovecraft à l'adolescence, avec les quatre recueils "Présence du Futur" publiés aux éditions Denoel, ainsi que ceux publiés par Pocket et par J'ai lu. Par la suite, j'ai trouvé un exemplaire d'occasion de ses poèmes et du premier tome de ses lettres.
J'ai également lu de nombreux livres sur l'homme et son œuvre, comme "le Matin des Magiciens" de Jacques Bergier, Le Cahier de l'Herne qui lui est consacré, l'étude ancienne de Maurice Lévy, "Lovecraft et le Fantastique", les écrits savants de Michel Meurger dans la revue "Le Visage Vert" et les "Cahiers d’études Lovecraftiennes", mais aussi le petit livre de Michel Houellebecq où sous couvert de dresser une biographie de Lovecraft, il dévoilait sa propre psyché. Plus tard, en me mettant à l'anglais, j'ai lu certaines contributions de ce qu'il faut bien présenter comme l'expert du sujet, S. T. Joshi.
Cependant, je ne parviens toujours pas à cerner HPL.
Plus je lis de choses sur Lovecraft, plus je relis ses textes, plus je découvre que son œuvre est complexe, ambiguë, contradictoire. Elle est saturée de références, voire de déférences pesantes à d'autres auteurs comme Dunsany, Chambers, Machen.
Lovecraft était un WASP (White anglo saxon protestant) bien de son temps : en parlant en termes actuels on dirait qu'il est misogyne, homophobe, antisémite, ségrégationniste, raciste, etc. Quoique chez-lui, sa détestation d'autrui confine à une misanthropie absolue et maladive.
Ses relations névrotiques, voire psychotiques, avec sa mère, n'ont pas grand chose à envier avec celles qu'entretient Norman Bates avec la sienne, or, pour rappel, le roman Psychose, adapté par Hitchcock au cinéma, fut écrit par un ami proche et un disciple de Lovecraft, Robert Bloch qui s'est certes servi du profil psychologique du tueur en série Ed Gein pour créer son Norman Bates, mais qui a aussi, on peut légitiment le penser, songé à HPL...
Pourtant, dans le même temps, il va se marier, brièvement certes, et avoir des rapports sociaux intenses avec ses disciples en échangeant de très nombreux courriers où "tonton Théobald", comme le nomment Robert Bloch, Robert Howard, August Derleth et les autres, leur donne de judicieux conseils d'écriture et de vie.
Un misanthrope qui aime les gens, quel bonhomme !
Providence d'Alan Moore, m'est apparu comme un énorme risque pris par le mage barbu de Northampton. Rendre hommage au reclus de Providence, en jouant sur la biographie réelle d'HPL et sur les aspects de "son mythe", tout en livrant une œuvre solide, c'est audacieux.
Je mets l'expression mythe entre guillemets, puisque, si l'on excepte son recueil de poèmes Fungi de Yuggoth, où les grandes entités du « panthéon » sont présentées, Lovecraft n'a jamais tenté d'unifier ou de faire une mythologie : ce seront ses disciples qui s'en chargeront, pour le meilleur et le pire.
D'autant que les deux hommes n'ont guère de choses en commun, si ce n'est leur autodidactisme, et leur érudition : HPL est un réactionnaire névrotique ; Alan Moore est un anarchiste, un libertaire, qui a publié le "pornographique" Lost Girls qui aurait certainement indigné le pudibond HPL.
Je viens donc d'achever la lecture du second tome de Providence chez Panini, puisque, pour une fois, l'éditeur original US, Avatar, n'a pour l'heure sorti qu'une édition deluxe du premier volume, similaire à l'édition Panini, tirée à 6 666 exemplaires...
Avatar n'est pas un gros éditeur de BD. Il s'est spécialisé dans le genre horrifique outrancier réservé aux adultes.
Dans son catalogue, on trouve ainsi Crossed, la version hardcore de Walking Dead. Avatar parvient néanmoins à débaucher le temps d'une mini-série de grands scénaristes, comme Warren Ellis, Garth Ennis ou encore Alan Moore qui viennent s'y défouler. hélas, les dessinateurs ne sont pas aussi prestigieux.
Alors que dire de Providence, après cette trop longue introduction.
Le gros point noir de Providence reste, à mon sens, le dessin.
Jacen Burrows fait ce qu'il peut, mais ses personnages semblent faits de cire et restent statiques, ils ne dégagent que fort peu d'émotions. Certes, on s'y fait, il y a pire, mais quand même, on pouvait s'attendre à un meilleur artiste pour Alan Moore.
L'intrigue est saturée par les références à Lovecraft, Chambers, Dunsany. Parfois trop. Mais comment faire différemment ? L’œuvre constitue un hommage à HPL et à son œuvre, on doit en passer par là. Et puis le fan est content de voire une doublure d'Asenath Waite, où des créatures d'Insmouth, ainsi que moult clins d’œil aux Grands Anciens et à leurs amis.
D'ailleurs, à ce propos, je me demande si le non lovecraftien peut comprendre et déceler ces allusions dans les pages de Providence. Certes, Panini a inséré de petits mais utiles avant-propos et postface aux livres, mais, pour bien faire, il faudrait presque annoter toutes les pages. Or, ces clins d'œil contribuent énormément au plaisir de la lecture de Providence.
Je trouve, comme d'autres dans ce topic, que les pages du journal de Black, sont redondantes, et ne font que redire, en plus verbeux, ce que l'on vient de voir. On note, tout de même une inflexion dans les derniers chapitres, où Robert, commençant à perdre pied, voit son style devenir erratique, troublé, comme celui de nombreux "héros" lovecraftiens quand ils découvrent, trop tard, qu'ils sont mal tombés, je pense à "l’abîme du Temps" ou au "Cauchemar d'Innsmouth".
La vraie et superbe trouvaille de Moore est son héros, Robert Black, (un hommage à Robert Bloch, disciple de HPL mais qui est devenu un auteur réputé indépendant du style et des thémes son maître ?), un journaliste venu enquêté sur l'occulte dans la Nouvelle Angleterre.
Black est, en effet, l'archétype de tout ce que Lovecraft haïssait et qu'il transfigurait dans ses fictions sous la formes d'entités cosmiques dangereuses ou de monstres rendant fou.
Black est un authentique progressiste qui est assommé par la pudibonderie de l'Amérique WASP, la ségrégation lui pose un problème moral et n'a rien contre le metissage qu'abominait Lovecraft. Il a réussi sa vie professionnelle, à la différence d'HPL. Il aime côtoyer des gens, il est séduisant, à l'aise en société, il se montre volontiers séducteur avec la gent féminine, mais n'a pas honte de son homosexualité.
Black est l'anti-Lovecraft. Bref, il est comme un "monstre" au sens de la psyché névrosée de Lovecraft qui se trouve projeté dans le monde monstrueux du reclus de Providence.
Je n'ai, pour l'heure, rien à reprocher à la plume de Moore, mais je pense qu'il faudra attendre la parution du volume final pour savoir si nous tenons-là un chef d’œuvre, ou simplement un excellent moment de lecture, ce qui n'est pas si mal.
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anaxarque le 20/07/2016 10:56, édité 1 fois.
"On Friday night, a comedian died in New York. Someone threw him out a window and when he hit the sidewalk his head was driven up into his stomach. Nobody cares. Nobody cares but me. " Roarshach's Journal, 13/10/1985.