Sorti et lu. Difficile de prétendre au jugement définitif sur un numéro. Pas de quoi crier au chef-d'œuvre pour l'instant, mais c'est pas mal du tout non plus. Dit autrement, on s'engage sur des voies prometteuses, malgré quelques bémols.
Le plus important de ces bémols, sans surprise, c'est Jacen Burrows. Non seulement c'est assez moche, statique et sans grand intérêt du point de vue graphique (et le côté "reconstitution historique" n'arrange rien), mais la construction de ses pages, figée en grandes bandes horizontales, semble globalement plutôt desservir les possibilités de Moore en termes de scénar' (après, dans quelle mesure la responsabilité de ce choix incombe-t-elle à Burrows et dans quelle mesure à Moore lui-même ?... c'est un autre problème). J'en veux pour preuve le texte de quatre pages rajouté à la fin, censé être le journal du héros. Dans
Watchmen, l'ajout du document final en fin de chapitres apportait un éclairage différent, supplémentaire, sur le contexte général. Là, on a essentiellement le récit par Robert de la journée durant laquelle on vient de le suivre, mais avec des détails en plus et quelques commentaires sur ses sentiments, qui auraient aussi bien pu trouver leur place dans le corps de la BD... ce qu'un découpage plus souple aurait sans doute permis.
Ceci posé, il y a quand même pas mal de raisons de se réjouir dans ce premier numéro. Moore mêle d'une main experte, emprunts et références d'une part, création originale de l'autre. Dans un autre topic, j'avais reproché aux deux premiers numéros de
Nemo (j'avoue piteusement ne pas encore avoir trouvé la volonté de lire le troisième...) de trop donner dans la référence pour la référence alors que dans les premiers cycles de la
Ligue, notamment, les jeux érudits servent le récit et l'enrichissent sans pour autant l'assujettir - dans le sens où l'on peut tout à fait apprécier et suivre l'histoire sans tout connaître des matériaux que Moore utilise. Toutes proportions gardées, on retrouve cela dans
Providence.
Par exemple, Robert rend visite à un certain Dr. Alvarez qui vit dans des conditions... disons, inhabituelles.

La description qui en est faite suffit à poser l'ambiance pour le lecteur "lambda", qui n'a besoin de rien d'autre pour comprendre la scène ou l'apprécier ; mais le "connaisseur" repèrera immédiatement,
en plus, la source d'inspiration - le Dr. Muñoz de la nouvelle de Lovecraft
Cool Air (d'ailleurs magistralement adaptée en BD par Bernie Wrightson pour
Eerie dans les années 70) (et lisible dans la très recommandable anthologie
Eeerie & Creepy présentent Bernie Wrightson) (parce que Wrightson, c'est quand même autre chose que Burrows...). Même chose avec les références faites au
Roi en Jaune de Chambers - qui a décidément la cote en ce moment, après sa remise à l'honneur via la série
True Detective -, références qui fonctionnent à de multiples niveaux de lecture et servent, au bout du compte, à assurer le "décrochage" entre le monde réel que l'on connaît et la version subtilement différente proposée ici.
Et pour le coup, Moore et Burrows arrivent à bien fonctionner ensemble sur la succession de quatre planches muettes (hors le contenu de la lettre dans la première case) qui ponctuent le numéro. Ce qui semble d'abord une faiblesse de Burrows - le découpage en quatre bandes semble l'obliger à décomposer exagérément l'action présentée pour occuper la planche - donne ensuite une atmosphère particulière à la séquence, avant que, dans un dernier temps, on comprenne qui était le personnage représenté et la nature de l'action qui nous a été montrée, nous incitant alors à reconsidérer plusieurs éléments de ce qu'on a lu et vu (le tout sans que la lecture préalable de Chambers ne "spoile" la scène ni,
a contrario, qu'elle soit nécessaire pour la comprendre).
Ce genre de moments confirme, s'il en était besoin, que même s'il a pu sortir dernièrement quelques titres décevants, Moore en a toujours sous le capot...