lemonde.fr a écrit:L'équation était simple au départ, on ne peut plus simple : faire un Astérix qui ressemblerait à un Astérix, au point que les lecteurs n'y voient aucune différence. Un Astérix naturellement drôle, mais aussi doté de plusieurs niveaux de lecture et qui, bien sûr, reprendrait tous les codes et gimmicks qui ont fait le succès de la série (la potion magique, les pirates naufragés, le barde insupportable, le banquet de la fin…).
Bref, un Astérix "à l'ancienne", mais sans Albert Uderzo, celui-ci ayant décidé il y a quelques années, épuisé par une carrière au long cours, d'abandonner pour toujours sa table à dessin et l'écriture des scénarios, tâche à laquelle il s'était attelé après la mort de René Goscinny, en 1977.
Avant d'arriver à la constitution du duo composé de Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, les éditions Albert René – propriétaires de la série depuis leur création en 1979 – ont dû organiser une compétition pour le moins inédite, mêlant souci d'exigence et secret bien gardé. Une petite vingtaine d'auteurs de bandes dessinées contemporains – dessinateurs et scénaristes mélangés – ont participé à cette opération dont l'aboutissement sera, en octobre, la publication du 35e tome des aventures du petit Gaulois, Astérix chez les Pictes, le premier réalisé sans aucun de ses créateurs.
HOMME DE L'OMBRE
Tout commence, il y a trois ans, par la recherche d'un scénariste. Il est en effet acquis, à cette époque, que le dessin de l'album sera confié à un employé des éditions Albert René, du nom de Frédéric Mébarki. Ce dernier travaille dans la maison depuis plus de vingt-cinq ans en tant que responsable des visuels des produits dérivés. Il est aussi l'"encreur officiel" d'Albert Uderzo.
Homme de l'ombre, il dessine des Astérix et des Idéfix à tour de bras dans un style d'une ressemblance confondante. Dans le dernier album en date consacré aux 50 ans de la série, il a même réalisé quelques planches en solo sans que personne ne s'en rende compte.
Trouver un scénariste, donc. Quelques coups de téléphone passés dans la plus grande discrétion, ajoutés au bouche-à-oreille, aboutissent à l'élaboration d'une liste d'une dizaine de candidats. Certains ont proposé d'eux-mêmes leurs services. D'autres abandonneront vite en chemin. Tous signeront une clause de confidentialité leur interdisant de dévoiler quoi que ce soit.
"On se serait cru dans Mission impossible", s'en amuse aujourd'hui l'heureux élu, Jean-Yves Ferri, qui devra plus tard mentir comme un arracheur de dents à son propre éditeur (Dargaud) pour lui cacher les raisons du retard d'un album en cours (De Gaulle à Londres).
Astérix.
Astérix. © 2013 Les éditions Albert René
Chacun doit alors rédiger un "petit script" qui résume l'histoire imaginée. Certains écriront carrément un scénario complet. D'autres feront court, comme Ferri, dont l'idée est de faire voyager Astérix et Obélix en Ecosse. Les différentes propositions seront ensuite soumises "à l'aveugle" à Albert Uderzo et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (et codétentrice du titre). Le premier donnera sa préférence au script de Ferri. La seconde lui fera également un bon accueil même si son coeur penche plutôt en faveur du récit conçu par le dessinateur de presse et de bandes dessinées Jul.
SOUS LE REGARD D'ALBERT UDERZO
Déclaré vainqueur, Ferri se lance dans l'écriture d'un scénario "à la Goscinny ", ce qui lui prendra six mois. Comme prévu, Frédéric Mébarki se met ensuite au travail, sous le regard d'Albert Uderzo. C'est là que les choses vont se compliquer. La narration graphique de Mébarki ne satisfait pas les commanditaires, ni le dessinateur lui-même à en croire ces derniers.
Finalement, Mébarki jette l'éponge. "On s'est trompé sur ce garçon qui avait vingt-cinq ans d'Astérix derrière lui, qui sait très bien 'traiter' un dessin, mais pas une bande dessinée", dit aujourd'hui Uderzo. Deux ans plus tard, le sujet est encore sensible aux éditions Albert René. Tellement sensible que personne, sur place, ne sera en mesure de nous donner les coordonnées de Frédéric Mébarki, parti vivre à l'étranger, "loin de tout".
Rebelote. Un second concours est organisé, cette fois pour trouver un dessinateur. Une nouvelle short list d'une petite dizaine de noms est établie, à qui est proposée une épreuve commune : exécuter deux demi-planches scénarisées par Ferri. Suivra un nouveau test à l'aveugle, avec le seul Albert Uderzo comme jury. Didier Conrad (Les Innommables, Bob Marone, RAJ…) est désigné haut la main.
Ironie de l'histoire : il n'a jamais rencontré Jean-Yves Ferri. Les deux hommes ont néanmoins un point commun : ils sont nés la même année, 1959, qui est aussi celle de la création d'Astérix. Difficile de ne pas y voir un signe.