Un article du Monde qui m’a bien fait marrer
« Tout le monde veut abattre son joggeur »
Par Jérôme Latta
Publié le 13 avril 2020 à 11h35 - Mis à jour le 13 avril 2020 à 14h41
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Accusés de courir contre le confinement, les joggeurs sont désignés à la vindicte populaire. L’ont-ils mérité ?, se demande Jérôme Latta dans sa chronique.
Ils semblent avoir dépassé les utilisateurs de trottinettes en haut du classement des espèces urbaines les plus détestées : « irresponsables », « inconscients », « égoïstes », les joggeurs y sont à la lutte avec les Parisiens en fuite vers leurs résidences secondaires, les pique-niqueurs de bord de canal et les jeunes qui traînent en bas des immeubles.
Le confinement crée toute une gamme de frustrations. La plupart sont fort légitimes, d’autres un peu moins tant elles trahissent une part de jalousie. Ainsi de l’impression récurrente que certains abusent plus que nous des quelques libertés restantes, et même qu’ils bénéficient de privilèges.
Aussi anxiogène que « The Walking Dead »
C’est ce que suggère le premier des trois cas prévus par la cinquième case de l’attestation de déplacement dérogatoire, au titre des « déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile » : « l’activité physique individuelle des personnes ».
Les deux autres étant « la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile » et « les besoins des animaux de compagnie », on comprend le bonheur des coureurs. D’abord, ils peuvent s’envoyer promener tout seuls, sans autre laisse que le fil de leurs écouteurs et sans rien ramasser derrière eux (sauf leurs écouteurs hors de prix, s’ils tombent).
Ensuite, leurs escapades n’ont pas pour objet le transit vers leur lieu de travail ni la corvée des courses (devenue aussi anxiogène qu’un épisode inédit de The Walking Dead). Enfin, et surtout, ils peuvent échapper aux autres personnes de leur domicile – ce qui doit leur donner une sensation de légèreté qu’aucune paire de chaussures technologiques ne pourrait approcher.
MÊME CEUX DONT LES PERFORMANCES SPORTIVES SONT RARES ET ACCIDENTELLES SONT PRIS D’UNE ENVIE DE DÉFOULEMENT
Faut-il chercher des causes sociologiques au ressentiment ? « Un coureur sur trois est issu des catégories supérieures et moyennes, contre un sur cinq pour l’ensemble des pratiquants », notait une enquête du ministère des sports et de l’Insep en 2010. La course étant un sport de masse, on ne dira toutefois pas que, riche et en bonne santé, le joggeur fait des efforts, mais pas pour être aimé.
Tout le monde veut donc abattre son joggeur. Ayons plutôt un peu d’empathie. Même ceux dont les performances sportives sont rares et accidentelles (panne d’ascenseur, bambin s’échappant en direction de la rocade) sont pris d’une envie de défoulement et constatent avec dépit que la corde à sauter de leur cadette est vraiment trop courte – surtout en regard de leur détente verticale.
Ce doit être une partie du problème, et certains fustigent les néojoggeurs qui ont retrouvé leurs runnings premier prix au fond du placard. Ceux-là sont facilement identifiables, avec leur foulée techniquement répréhensible et leur pantacourt réchappé de l’atelier familial de fabrication de masques en tissu.
Il faut encore leur ajouter tous ceux que la fermeture des salles de sport a relâchés dans la ville, dont ils doivent s’étonner que le paysage défile sous leur foulée, et où ils multiplient les attentats vestimentaires.
La dangerosité du « blême runner »
Les avocats du jogging (dont quelques avocats joggeurs) plaident : la sédentarité est néfaste, l’exercice physique renforce les défenses immunitaires. Autre circonstance atténuante : comment ne pas céder à la tentation de courir en ville quand l’air n’y a plus été aussi pur depuis le début de la révolution industrielle ?
Cependant, une quinzaine de millions de personnes, dont les trois quarts pratiquent au moins une fois par semaine (Baromètre national des pratiques sportives, 2018), augmentés d’une partie de la légion du fitness, cela fait du monde qui ahane dans la rue. Or quels sont les risques de l’ahanement de joggeur, quel est le comportement de ses aérosols ? Les piétons veulent savoir !
Ceux-ci, ralentis par des caddies chargés comme des semi-remorques, anxieux de rater un geste barrière, voient surgir ces menaces permanentes aux distances de sécurité, qui semblent vaporiser le virus dans leur sillage. Une étude belgo-néerlandaise va d’ailleurs dans ce sens, recommandant des écarts de… dix mètres.
Certaines villes, dont la capitale, promulguent un embargo horaire sur les sorties sportives. En journée, c’est : « Les courses, pas la course ! » En soirée, c’est le marathon de Paris.
Nous voilà donc, épidémiologistes et virologues improvisés, condamnés à débrouiller des informations confuses et des directives gouvernementales contradictoires pour évaluer la dangerosité du « blême runner ». Pendant ce temps, ces bougres de joggeurs courent toujours.