de luc Brunschwig » 23/05/2024 07:37
Il faudra deux années pour accoucher du premier tome du Pouvoir (on est sensiblement resté sur ce rythme de croisière tout au long de la réalisation de la série). A l’époque, pas d’internet, même pas encore de fax. Le seul moyen de travailler ensemble, c’est de se caler deux trois jours et de se voir pour bosser de concert sur le storyboard (l’étape de mise en place avec des esquisses de la narration graphique). J’adore monter voir Laurent (il est à Strasbourg. Je vis à Obernai une petite ville à 30 minutes en Micheline (oui, il y a encore des Micheline à cette époque).
Je vis encore chez mes parents (oubliez ce que je viens de dire) et les escapades chez mon Lolo, sont un bol d’air, un petit moment passé dans la vraie vie des adultes.
Alors, régulièrement, je lui monte une dizaine de pages de découpage et on s’amuse à penser la mise en scène ensemble (enfin pas que. On enchaine les discussions, les restos, les cinés. Un jour, Laurent m’avouera que quand je viens le voir, c’est comme si il se retrouvait en vacances (sic))
Au bout d’un moment, à force d’enchainer les petits bouts d’album, le tome 1 est complet. Delcourt nous informe qu’ils pensent sortir la série dans leur nouvelle collection SF/Anticipation, la collection Néopolis (ça en dit long sur l’état du monde en 1990 et le fait que (même si on ne s’en rend plus trop compte aujourd’hui) le Pouvoir proposait une vision dystopique voir carrément anticipatoire des USA).
La collection offre une maquette qui nous plaît très moyennement, avec deux images en bandeaux séparées par le titre… Laurent rêve d’une couv’ simple et punchy (celle qui deviendra la couv’ de la seconde édition), mais l’éditeur, lui, trouve qu’elle ne rend pas justice à la richesse du contenu.
Las, on fait cette proposition (voir ci-dessous) qui nous déplait mais qui coche toutes les cases, accumulant les infos façon pudding.
Joie de l’éditeur et désarroi des auteurs… mais bon, on y est. Plus rien ne peut nous arrêter. On va tout déchirer.
Enfin, on est plutôt convaincu de l’inverse et plus encore, quand on reçoit l’album imprimé (le hasard veut que Laurent et moi soyons ensemble lorsque son facteur passe avec nos « précieux »).
Les couleurs de Laurent sont devenues toute pâlichonnes, sans contraste, le noir du trait n’est pas assez profond et à la lecture, ni lui, ni moi ne comprenons rien à ce que raconte l’album.
Nous sommes terrassés.
Convaincus que tout est perdu.
Mais bon, on va quand même faire un test. A 5 minutes de chez Laurent, il y a une boutique d’occasion spécialisée dans la bande dessinée. On leur glisse le bouquin dans les mains et… la réaction est très positive, en tous cas sur le rendu visuel.
Ce qui ne suffit pas à nous rassurer.
L’album sort quelques jours plus tard. Guy s’est fendu d’une lettre envoyée à tous les libraires de France et de Belgique, dans laquelle il laisse entendre qu’ils vont lire quelque chose d’« exceptionnel » et que cette chose exceptionnelle mérite toute leur attention. On en écoule 5.000 ex.
Les critiques sont dithyrambiques, surtout quand les chroniqueurs sont conscients qu’il s’agit du premier album de parfaits inconnus (seul « A Suivre… » proposera une critique assassine de ce premier opus, expliquant que je ne suis pas Charyn et que Laurent n’est pas Boucq… ce qui, d’un point de vue factuel, est assez juste).
L’album est très influencé par les comics (on ne se refait pas), mais un libraire me dira : la différence entre votre livre et un comics c’est que vous choisissez toujours l’image qui se passe avant celle qu’un auteur américain aurait choisi (j’ai toujours gardé cette idée en tête).
Bref, c’est pas encore la gloire internationale, mais c’est un début prometteur.
Et puis, en décembre 1992, Guy Delcourt me téléphone. Il est très solennel et me demande de m’asseoir. Ce que je fais, un peu inquiet.
Il vient d’apprendre que ce tome 1 est nommé aux Alph’Art d’Angoulême.
Je sens le sol qui commence à faire des loopings sous mes pieds et ma chaise.
Mais ce n’est pas tout. En général, les nominations se font pour un premier album dans la légitime catégorie du « meilleur premier album », mais là, non… on ne sait pas pourquoi, le Luc se retrouve précipité dans la catégorie « meilleur scénariste », aux côtés de Van Hamme, Jodorowsky, Pirus et Cosey (là, c’est plus des loopings qu’il fait le sol, il s’est dérobé).
Pour notre premier Angoulême, on ne pouvait rêver meilleure carte d’introduction.