de luc Brunschwig » 04/06/2024 08:09
C’est étrange ce qui peut se passer dans la tête de deux créateurs. Nous sommes sur le point de sortir les deux premiers tomes de CAR L’ENFER EST ICI (cycle 2) et des ENFANTS DE JESSICA (cycle 3) et il nous semble totalement logique de sortir les Enfants (qui était, dans notre idée, la suite naturelle du Pouvoir des Innocents) avant Car l’Enfer (qui devait apporter les réponses que les lecteurs étaient sensés se poser en lisant les Enfants, questions portant évidemment sur ce qui s’était passé durant les 10 années séparant le Pouvoir et les Enfants de Jessica).
Est-ce que vous sentez poindre le drame ?
Eh oui, bingo.
En mai 2011 sort donc le tome 1 des ENFANTS de JESSICA de Luc Brunschwig et Laurent Hirn chez Futuropolis. Pour ajouter à la confusion, nulle part dans le titre, il n’est fait allusion au Pouvoir des Innocents sorti 10 ans plus tôt chez Delcourt, sauf sur un sticker. Pourquoi ? parce que le « très léger » froid qui continue de souffler entre les Editions Delcourt et nous fait qu’on n’a pas le droit d’utiliser le nom de notre série d’origine sur les deux suites.
La sortie se passe pourtant plutôt bien. Les chroniqueurs sont agréablement surpris (alors qu’on ne le dira jamais assez, la plupart des suites sont souvent déceptives). C’est pour nous un sacré soulagement que cet accueil (je rappelle que j’étais en pleine dépression avec des doutes abyssaux quant à mon talent) où certains voient des qualités d’écriture dignes d’une série HBO. La presse spécialisée a un peu parlé du fait que les Enfants est la suite du Pouvoir et les lecteurs sont (en grande partie) au rendez-vous.
Mais, en août 2011 sort CAR L’ENFER EST ICI de Hirn-Brunschwig et Nouhaud.
Et là… si les gens sont assez nombreux à acheter ce premier tome et si l’accueil critique est aussi bon que pour les Enfants, personne ne semble ni comprendre, ni voir le lien entre les deux titres.
Logique en même temps : nous voilà face à 2 séries différentes et pourtant complémentaires, avec 2 titres différents, pas vraiment reliées à la série d’origine, avec des couvertures et un format différents du cycle 1 et même pas reliées entre elles par une même appellation. Pire encore, ce qui semble être le cycle 3, sort avant le cycle 2. What the Fuck ???
De quoi rendre fous n’importe quelle personne un peu logique (évidemment, avec le recul, toutes ses erreurs nous ont sauté aux yeux, mais sur le moment…)
Les libraires sont perdus. Les lecteurs sont perdus. Ceux qui achètent les deux tomes ne savent plus trop dans quel ordre les lire, ni les acheter.
Et quand (un an plus tard) sort le tome 2 des Enfants de Jessica, personne ne semble avoir compris le lien avec Car l’Enfer est Ici, ni même que tout ça est relié.
Des gens achètent Car l’Enfer sans avoir lu le Pouvoir, ni s’intéresser aux Enfants. Idem pour les Enfants de Jessica. On découvre à Angoulême des lecteurs des Enfants qui n’ont jamais entendu parler du Pouvoir et qui découvre l’existence de Car l’Enfer que nous dédicaçons en même temps.
Les Enfants perd, dans l’affaire, la moitié de ses lecteurs et nous prenons un sacré uppercut au foie dont les deux titres ne se relèveront jamais vraiment.
Il faut faire quelque chose… et vite…
On s’appelle au téléphone. On discute. Le constat est terrible mais simple. Les gens ne comprennent pas le lien entre nos trois cycles Le Pouvoir, Car l’Enfer et les Enfants. Plus grave encore, ils ne comprennent pas la façon dont s’articule les deux dernières séries l’une par rapport à l’autre. Il faut redonner de la lisibilité à cette histoire de cycles et rendre compréhensible la chronologie des titres.
La première chose, c’est de tout regrouper sous le titre : LE POUVOIR DES INNOCENTS. Pour cela, Sébastien Gnaedig, notre éditeur, prend son bâton de pèlerin et va trouver Guy Delcourt. Par chance, Delcourt et Futuropolis sont depuis quelques mois partenaires, puisque c’est Delsol, la maison de diffusion de Delcourt, qui vend désormais les livres de Futuro aux libraires.
L’accord est facile à trouver.
Soulagement.
Car l’Enfer est Ici et les Enfants de Jessica ne sont plus les titres principaux mais deviennent le nom des cycles 2 et 3.
A partir de toutes ces exigences, Didier Gonord, le maquettiste réussit l’impossible en trouvant une maquette élégante qui rappelle celle du premier cycle chez Delcourt tout en lui apportant beaucoup de personnalité et une logique imparable, puisque sur la couverture sont annoncés sous le titre principal LE POUVOIR DES INNOCENTS, le chiffre du cycle (2 ou 3), le nom de ce cycle : Car l’Enfer ou Les Enfants et le numéro du tome (Didier est un génie dans sa partie, grâce lui soit rendue).
Futuro qui est habitué au grand format et au couverture mat décide d’y renoncer exceptionnellement pour que visuellement, les deux cycles soit du même format et semblable visuellement aux albums Delcourt.
Reste un souci. Si les gens ne comprennent pas l’articulation entre les deux séries peut-être faudrait-il les publier dans l’ordre chronologique et mettre en stand bye le cycle 3 pendant qu’on réalise le cycle 2.
C’est une vrai crêve cœur. Il n’est pas question de demander à David de renoncer au fantastique travail qu’il a entamé, mais ça veut dire que Laurent resterait un temps dans la coulisse à ne faire que les storyboard de Car l’Enfer.
On en discute et pour sauver notre bébé. Laurent accepte l’idée. Pendant encore 3 albums, le travail narratif de Laurent va s’associer aux dessins de David pour un résultat époustouflant).
Malheureusement cependant, David est un fabuleux artiste tourmenté. L’exigence qu’il met dans son travail est égal au stress qu’il éprouve à aller au-devant de ses lecteurs lors des séances de dédicaces.
Ça le paralyse tellement, que c’est Laurent qui assure pendant 5 ans la promo à chaque nouvelle sortie d’album. David finit par avoir l’impression que les gens ne reconnaissent pas son travail. Il ne trouve plus sa place dans le projet et la difficulté de chaque album lui pèse de plus en plus.
A la fin du tome 4, on a une discussion douloureuse, où il m’avoue ses doutes et son désir, non seulement d’arrêter Car l’Enfer mais d’arrêter la bande dessinée tout court. Rien ne semble pouvoir le convaincre de revenir sur sa décision. La perte est immense pour nous et pour le métier, de façon plus générale.
C’est Laurent qui réalisera le tome 5 et ultime, 80 pages tournant autour du procès de Joshua Logan accusé d’avoir commis le plus grand attentat ayant jamais eu lieu sur le sol américain.
Le verdict du procès a attiré à New-York des milliers de journalistes du monde entier.
Nous sommes le 11 septembre 2001.