de zemartinus » 19/04/2008 01:37
J'ai lu les deux tomes d'Ultra Heaven (à quelques semaines d'écart) et comme le montre l'avis juste en dessous, j'ai adoré
Avec Ultra Heaven, préparez-vous à entrer dans un trip graphique psychédellique qui vous emmènera très loin sur les voix du Manga.
Le pitch est simple : l'histoire se déroule dans un futur proche où la drogue a été légalisée, et produite en conséquent par des centres pharmaceutiques qui redoublent d'effort pour offrir à leurs clients un panel de sensations toujours plus important. Se droguer est ainsi devenu une norme (mais pas sans une règlementation stricte).
C'est donc dans cet univers qu'évolue Kab', jeune homme complètement accroc aux drogues, toujours à la recherche de sensations plus extrême et en constante infraction à la "règlementation" de la défonce.
Ne vous attendez pas ici à lire un récit d'anticipation à proprement parlé, car au final on ne sait que très peu de choses du monde où se déroule l'intrigue. Même architucteralement on ne nous montre que peu d'images véritabelement futuristes (mais cela peut donner de très beaux dessins lorsque c'est le cas).
On pourrait alors penser que le récit sera simplement une suite de trips, une sorte de guide pratique du toxico de demain. Mais il ne s'agit pas de cela, et la réflexion de l'auteur ne se limite pas au simple monde de la drogue mais prend au fil de l'histoire une tournure bien plus métaphysique sur (entre autres) la perception du monde qui nous entoure, à grands renforts de délires plus dingues les uns que les autres.
Au départ, on pense qu'on aura quelquechose d'assez carré. Une publicité explicite pour nous faire comprendre la place de la drogue dans la société. Un toxico qui cherche à se défoncer dans un "bar à pompes". Un trip. Ce même toxico le lendemain qui voit un pote et se défonce encore un peu... bref des tranches de vie ponctuées de passages de délire. Mais assez rapidement des scènes viennent se superposer, s'imbriquer les unes dans les autres, avec des mises en abyme complexe qui donnent au déroulement de l'histoire une impression de gros bordel assez emmêlé. Pourtant, arrivé un certain moment on remarque que certains éléments se recoupent, et on se dit alors que tout était peut-être pensé et non pas simplement improvisé comme on pouvait le croire au départ.
Comme le dit si bien Charles-Louis Detournay (du site actuabd.com) : "on perd graduellement le peu de repères posés par le début de l’histoire et par une trame initialement basique ; on tombe dans une suite saisissante de tableaux alternant onirisme et réalisme sans pouvoir distinguer avec certitude l’un de l’autre. Malgré cette déstructuration du récit, on suit l’ensemble avec frénésie, devenant même accro pour tenter de percevoir le vrai du faux, pour autant que la chose soit possible".
On a ainsi, de quelques sortes, une dualité du scénario : d'une part les scènes réalistes, avec découpage classique et apparente normalité, et d'autre part les trips fous du héros. Mais ces scènes réalistes ne le sont parfois qu'en apprence et cachent l'illusion, tandis que les trips peuvent nous rapprocher de la vérité... Cette aspect des choses s'accentue au fur et à mesure qu'on avance dans l'histoire et donne un amalgame complexe entre réalité et illusion (et c'est la base même de la réflexion de l'auteur sur la perception de ce qui nous entoure et la conception que l'on a de l'espace spatio-temporel).
Ce qui nous emporte littéralement dans ce manga, qui nous absorbe entièrement, ce sont bel et bien les "trips" du héros, véritables nébuleuses, tableaux sensoriels saisissants. Keichi Koike destructure complètement ses planches, courbe ses cases, partage ses page en stries, en vagues, en diagonales, mélange texte et dessin, complexifie son découpage... Il met des éléments en abyme, sort d'une scène pour mieux partir vers une autre, nous offre un "enchâssement d'images brusques" (dixit aaapoum), laisse un libre court total à son imagination et invente des images toutes plus folles les une que les autres. "Un amalgame d'images figurant l'incohérence sensorielle du héros" (C-L Detournay again).
Ces scènes complètement psychédelliques, qui font toute la particularité de ce manga, peuvent d'ailleurs parfois devenir fatigantes. Mais le schéma du scénario est ainsi : l'histoire va au rythme des montées et descentes brutales des trips. En ce sens Keichi Koike a une impressionante capacité à nous communiquer les impressions sensorielles et psychiques de son héros : émerveillement, extase, sursauts, palpitation, excitation, mais aussi épuisement mental, sentiments éprouvants, perte de repères, dégoût, angoisse... On "sent" au sein même de la lecture tous les aspects du trip, de la phase ascendante au contre-coup désagréable, de l'exaltation à l'épuisement.
Le tout est porté par un dessin absolument jouissif (oui parce qu'avec tout ça on a même pas parlé du dessin lui-même). Il y a une influence évidente de Moebius (Arzach, L'Incal, et compagnie...) et d'Otomo (l'auteur d'Akira, qui concidère lui-même Moebius comme son maître à dessiner). C'est assez épuré, l'auteur maîtrise son trait et semble le laisser glisser sans difficulté, donnant l'impression de dessiner instinctivement (mais il serait très étonnant que ce soit véritablement le cas). À la manière très marquée de Moebius on a tout un tas de hachures et de suites de traits savamment placées qui viennent se superposer sur les dessins, figurant les ombres et donnant une touche si particulière (là où en Manga les applats de noir sont plus habituels). Les personnages, dans leurs postures, leur morphologie, leur visage, leurs manière de s'habiller, leur apprence générale, tiennent eux d'Otomo (la ressemblance de Kab avec le Kensuke de Akira est frappante), même si Moebius n'est pas loin du tout.
Malheureusement pour nous lecteurs (parce que tout ne peut pas être parfait dans un manga), la série est en arrêt au Japon. Le tome 2 est sortit voilà 6 ans au pays du Soleil Levant, et toujours pas de suite en vue. Cet arrêt brutal n'est évidemment pas voulue tant Koike semble avoir encore beaucoup de choses à dire. Et c'est bien dommage, car la construction de l'histoire semblait très ambitieuse, et on ne pourra pas en saisir toute l'étendue (tous les éléments étaient-ils réellement connectés comme on pourrait le croire? tout était-il pensé dès le départ?). Certes cette suite de trips qu'était devenue le tome 2 pouvait par moment être fatigante, mais force est de constater qu'on en était devenu accroc. Alors peut-être est-ce un coup de génie de l'auteur, qui a voulu pousser son concept jusqu'au bout : nous rendre totalement dépendants le temps d'une lecture, nous faire vivre au plus proche du resentit sensoriel les effets des drogues hallucinogènes, nous faire resentir les phases ascendantes et desendantes d'un trip, pour finalement mieux nous montrer ce que tout drogué resent un jour : le manque... Et quel manque!