Cet article de Graeme Wood (que j'avais déjà lu) a récemment fait l'objet d'un post très intéressant d'un forumeur (Rapsou) des Cahiers du Foot ! Je copie-colle
=> Merci de ce témoignage, il y a plein de choses intéressantes. Les points que je vais corriger, ce n'est pas par volonté de contester l'ensemble du propos, ni pour le plaisir de pinailler. Ce sont des points très importants dans notre capacité à comprendre ce qui se joue au sein de l'Islam, et donc dans notre capacité à y répondre.
Tu fais une confusion entre le Coran et la charia. Ca ne vient pas de toi, ça vient de l’article de Graeme Wood que tu cites, qui est inexact. Quelques exemples :
"Daesh et Al Qaeda: deux mouvements sunnites, prônant une application stricte du Coran."
=> Non, ils prônent une application littéraliste de la charia telle qu’ils la définissent. S’ils se contentaient de suivre le Coran, que ce soit à la lettre ou en interprétant son texte, ce serait des «coranistes », un mouvement minoritaire de l’Islam qui rejette l’immense majorité de la charia, laquelle ne provient que très minoritairement du Coran. Daesh et Al-Qaida sont à l’opposé du coranisme, c’est l’intégralité de la charia sur laquelle ils s’appuient (je reviendrai sur ce qu’est la charia plus tard).
«Quand ils parlent de conquérir Rome, ils citent un passage du Coran où Mahomet annonce que celui qui conquerra Constantinople pourra conquérir Rome.»
«Le Coran précise que la crucifixion est l’une des seules sanctions permises contre les ennemis de l’islam.»
=> La conquête de Constantinople ou de Rome n’apparaît évidemment pas dans le Coran : à l’époque où le Coran est révélé, Mahomet est au mieux le chef de Médine qui espère reconquérir La Mecque. De même la crucifixion n’apparaît pas dans le Coran. Dans les deux cas, ce sont des hadiths, des propos attribués à Mahomet, ou des actions qu’on rapporte de lui. Cela a été intégré dans la sunna, qu’on va traduire par «la tradition orthodoxe», ou a servi de base à la «charia», mais ce n’est pas dans le Coran.
"Etre chiite est aussi un motif d’exclusion, car l’EI estime que le chiisme est une innovation, or innover par rapport au Coran revient à nier sa perfection initiale."
=> N’importe quoi. Aucun musulman ne remet en cause l’origine divine du Coran, c’est ce qui définit le fait d’être musulman. Le débat a pu porter sur le caractère créé ou incréé du Coran (je ne développe pas, ce serait trop long), mais pas son origine divine, donc sa «perfection». La notion d’innovation blâmable (« bid’a ») est importante en islam, mais il ne s’agit pas d’innovation par rapport au Coran mais par rapport au droit islamique: en gros, la majorité des sunnites pense que «les portes de l’ijtihad sont fermées», c’est-à-dire que le travail d’interprétation des textes comme source de droit a été fait par les jurisconsultes du temps passé, et qu’il n’y a plus lieu à de nouvelles interprétations ; à l’inverse, le clergé chiite considère que l’ijtihad (le travail d’interprétation des textes) est toujours ouvert et source de droit. En ce sens, le chiisme est moins «figé» théologiquement que le sunnisme actuel (pas nécessairement moins rigoriste, mais moins figé). Cela étant, je ne suis pas sûr que le débat théologique sur l’ijtihad soit le cœur de l’affrontement sunnisme-chiisme, mais bon…
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Pour lever la confusion, il faut faire un peu d’histoire de comment l’Islam s’est constitué en corpus juridique :
La première source de droit, c’est le Coran, c’est-à-dire une espèce de grande harangue poético-mystiquo-juridique, révélée durant 22 ans et mise par écrit plusieurs décennies après sa révélation. Le Coran n’est pas un code civil: il va contenir quelques grands principes, voire quelques applications concrètes pendant la période «médinoise» de la révélation, mais enfin il est très loin de poser l’ensemble des règles qui constituent ce qu’on appelle sans doute abusivement «l’Islam» aujourd’hui. C’est d’ailleurs amusant de discuter avec des coranistes, qui peuvent être des gens très pieux mais qui contestent complètement plein de points qui dans l’imaginaire commun sont la base de l’Islam :
- Ils contestent qu’il y ait 5 prières par jour et la façon dont la prière est faite (rien de clair dans le Coran) ;
- Ils contestent l’interdiction de l’alcool (versets contradictoires dans le Coran) ;
- Ils contestent le voile (le Coran dit vaguement « musulmanes, rabattez vos étoles sur vos poitrines »)
Du coup, ce sont les autres sources du droit qui sont fondamentales dans la constitution de ce qu’a été « la » charia (« les » charia serait plus exact) :
- Les hadith (paroles) et les faits et gestes du prophète, compilés et attestés 150 ANS après sa mort ;
- Le travail des jurisconsultes musulmans de l’époque, avec au sein du sunnisme quatre grands rites reconnus (malekisme, shafiisime, hanafisme et hanbalisme), plus ou moins littéralistes et accordant une place plus ou moins grande à deux procédés de production du droit : le qiyas (raisonnement par analogie) ou l’ijmaa (consensus entre théologiens).
L’immense masse qui constitue le droit musulman est donc un droit purement PO-SI-TIF, il n’est pas de source divine, il est le grand corpus que plusieurs écoles juridiques ont constitué au fil des années et de la jurisprudence. Donc le gars qui résume mieux les choses, c’est Haykel, l’universitaire que cite Wood :
“Les gens veulent absoudre l’islam, explique-t-il, d’où le mantra affirmant que ‘l’islam est une religion pacifique’. Comme s’il existait un ‘islam’! Ce qui compte, c’est ce que font les musulmans et comment ils interprètent leurs textes. Les membres de l’EI ont la même légitimité que n’importe qui d’autre.”
Il est important de bien comprendre cette phrase : il n’y a pas «un Islam», «une charia» comme il y a un code civil napoléonien ou une déclaration des droits de l’Homme. Il y a un corpus de sources distinctes que l’on peut «traiter» de manières différentes, voire opposées :
- On peut être mu’tazilite et considérer que le Coran est une création de Dieu à un moment donné de l’histoire humaine, ou bien considérer que c’est un incréé
- On peut être coraniste et rejeter le principe même des hadith ou bien être un « orthodoxe » et considérer qu’ils sont une source de droit
- Au sein du sunnisme, on peut être littéraliste ou estimer que les textes doivent être interprétés
- Au sein du sunnisme, on peut considérer que « l’ijtihad est fermé » ou qu’il faut le rouvrir
Il y a des dizaines de façons d’être musulman. Haykel a raison : rien n’autorise à dire de Daesh qu’ils ne sont pas musulmans – eux pensent l’être, et de la meilleure des manières. Mais l’inverse est tout aussi vrai, et ça c’est FON-DA-MEN-TAL : rien ne les autorise à se prétendre meilleurs musulmans que les autres, et rien n’autorise personne à se prétendre meilleur musulman qu’un autre… d’ailleurs, dans une logique musulmane authentique, c’est à Dieu d’en décider, pas aux hommes de décréter qui est un bon musulman et qui ne l’est pas. Le jugement dernier, il appartient à Dieu, pas à l'imam du coin.
J’insiste vraiment là-dessus, car c’est un point utilisé à la fois par les fondamentalistes et par les gars d’extrême-droite type Zemmour : les uns comme les autres veulent faire passer l’idée que les fondamentalistes musulmans (quelque soit leur obédience) sont «plus musulmans» ou «meilleurs musulmans» que les autres, qu’eux sont proches du «vrai Islam» alors que les autres sont des croyants «light» qui ont fait des compromissions… c’est faux !! Etre un musulman rationaliste ou «progressiste», ce n’est pas être «moins musulman» qu’un salafiste ou un frère muz.
Du coup, je suis un peu sceptique sur cette idée que développe Wood, et qu’il n’est pas le seul à développer, selon laquelle il faut favoriser le salafisme quiétiste pour contrer le salafisme djihadiste. J’admets volontiers qu’il y a une différence entre les deux, mais c’est valider l’idée selon laquelle « le salafisme c’est l’Islam le plus pur », et que donc il faut encourager sa forme pacifique pour contrer sa forme terroriste. Non ! Grand bien fasse à ces gros malins s’ils pensent que la piété c’est de s’habiller comme un bédouin du VII° siècle ou s’ils pensent que la foi consiste en une accumulation de gestes et de rituels, mais permettez-moi de ne pas les considérer comme l’exemple du musulman accompli, ni comme des alliés d’aucune sorte.
Si vous permettez, j’aimerais finir par deux citations de mon père :
L’une de 1965 : « Grande, grande religion devenue désespérément muette, livrée au sectarisme des uns, à l’ignorantisme des autres, toujours à la médiocrité de l’interprétation. De quelle pauvreté accablante se nourrit notre foi étouffant sous l’exégèse restrictive ou la malveillance imbécile. » (article « Pour un vrai visage de l’Islam », dans Révolution africaine).
L’autre de 1989 : « Quelle est cette vertu meurtrière que nous aurions à prendre dans les ouvrages d’un Ibn Taymiyya qui ne fut pas, que je sache, un envoyé de Dieu ? […] L’interdit étend son domaine comme un cancer incurable : après le sacré, la morale, la politique, la société, le sexe, la famille, la patrie, que sais-je ? La littérature, rendue muette, n’est plus qu’une parole aux ordres de faux dévots qui prétendent détenir seuls la vérité du monde. » (article « Pour une religion d’hommes libres », dans Le Monde du 7 avril 1989, après l’affaire Rushdie).
Je suis content qu’il n’ait pas vécu l’année 2015, mais le combat doit continuer, et ils sont beaucoup de musulmans courageux à le mener.