Fred Jannin: «Franquin a surtout dit non: arrêtons-nous à ce refus!»
Frédéric Jannin a été l’ami d’André Franquin, avec qui il a créé les personnages d’Arnest Ringard et de la taupe Augraphie. Il a restauré les couleurs des gags de Gaston. C’est un proche d’Isabelle Franquin, la fille et l’ayant droit du maître. Le 25 mars, Isabelle Franquin a entamé une action devant le Tribunal des référés de Bruxelles pour interrompre la publication des nouveaux gags de Gaston dans le journal Spirou et la sortie de l’album du Retour de Lagaffe en octobre. Alors qu’il a connu son plus grand succès d’auteur de bande dessinée chez Dupuis, avec les 14 titres de la série Germain et nous , Frédéric Jannin a pourtant signé la lettre ouverte à Média-Participations. Il nous explique aujourd’hui pourquoi la reprise de Gaston suscite un tollé majeur, contrairement à celles d’Astérix, des Schtroumpfs, de Lucky Luke, de Boule et Bill ou de Blake et Mortimer…
« On est au-delà d’un simple débat sur les qualités respectives du dessin de Franquin et de Delaf », précise Fred Jannin. « Si de nombreux auteurs se sentent concernés par cette polémique, c’est parce que cela dépasse le cadre de la reprise d’un personnage. C’est l’essence même du droit moral qui est remise en question, comme si les éditeurs avaient décidé, désormais, de se passer de la volonté des auteurs. Certes, des héros mythiques comme Astérix ou les Schtroumpfs ont été repris mais c’était en plein accord avec Uderzo et Peyo, leurs créateurs. J’ai connu André Franquin et je peux témoigner qu’il ne voulait pas que Gaston soit dessiné par quelqu’un d’autre. Il me l’a maintes fois répété. Pour moi c’est ça qu’il faut respecter, point barre. Jusqu’ici, je m’étais cantonné dans un rôle d’observateur, mais là je suis obligé de dire que je désapprouve très fortement le principe même de cette reprise. »
« Gaston, c’est Franquin lui-même »
« Franquin a surtout dit non : arrêtons-nous à ce refus ! », ajoute Frédéric Jannin. « S’il avait réellement voulu que Gaston lui survive, il aurait procédé comme avec le Marsupilami, en choisissant de son vivant un repreneur. A cette nuance près, que Gaston n’est pas un animal, c’est Franquin lui-même. Il faut aussi dire non à une reprise, parce que Gaston n’est pas un héros. C’est un antihéros ! Un gaffeur, un fouteur de merde (comme aurait dit Delporte) et ce serait abîmer son essence même que de l’aligner à côté des Spirou, Boule et Bill, Lucky Luke (et puis tous les autres que l’on éternise). »
L’auteur rejette aussi l’argument selon lequel il faudrait de nouveaux gags pour empêcher Lagaffe de mourir. « S’il ne se vend plus, posons-nous la question de savoir si c’est si important pour l’avenir de la planète. Nous sommes dans un faux débat. Ce n’est pas grave si Gaston devait disparaître des mémoires. La société évolue. La vie a un début et une fin. Est-ce qu’on penserait à écrire de nouvelles chansons des Beatles parce que leurs disques se vendent moins bien ? Zep, le créateur de Titeuf, disait récemment à ce propos que la bande dessinée est probablement le seul domaine de l’art où il faudrait désormais publier des faux pour vendre les vrais… La bande dessinée a besoin, au contraire, de choix éditoriaux forts. Et puis l’œuvre que nous a laissée André Franquin est suffisamment riche. Il reste quantité de bouquins à publier, sans avoir besoin d’imaginer de nouveaux gags de Gaston à sa place. Il a signé tant de merveilles que c’est ça qu’il faut penser à valoriser, plutôt que de le trahir. »
Frédéric Jannin estime que « publier des nouveaux gags de Gaston de cette manière, c’est juste tirer sur la ficelle du marketing, en déclinant ce que Franquin avait déjà fait ». « La bande dessinée franco-belge, déjà sur le déclin, a-t-elle absolument besoin de bégayer ? », dit-il. « Pour se donner un avenir, il faut faire place à quelque chose de nouveau ».