Réforme du collège : les raisons de la grève
19 mai 2015 | Par Lucie Delaporte
Le débat sur la réforme du collège a largement occulté les vrais enjeux posés par ce texte. Alors qu'une intersyndicale appelle les enseignants à se mobiliser ce mardi, retour sur les points aveugles ou les chausse-trapes d'une réforme censée réduire les inégalités.
Au-delà du débat houleux et souvent hors-sol sur la réforme du collège, les vraies questions posées par ce texte ne sont pas du tout, loin s’en faut, celles qui ont émergé dans le débat public. Le texte, présenté il y a maintenant deux mois en conseil des ministres, suscite en effet des craintes chez les enseignants qui ne se résument pas aux épouvantails récemment brandis sur la mort programmée de « l’excellence à la française ».
Ce mardi, les enseignants de collège mobilisés contre la réforme à l’appel du Snes-FSU (syndicat majoritaire), mais aussi de FO, la CGT, Sud ou du Snalc, qui représentent 80 % du corps enseignant, espèrent faire entendre des questions occultées par les querelles largement artificielles de ces derniers jours.
Le principal changement apporté par la réforme ne concerne pas le latin et le grec, qui a pourtant cristallisé une grande partie des critiques contre le texte, mais le fait qu'à partir de la 5e, 20 % de l’emploi du temps des collégiens seront réservés à un enseignement « interdisciplinaire ». Ces enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) veulent faire travailler ensemble des enseignants de diverses disciplines sur un projet donné dont ils définiront, en équipe, le contenu. Ces projets devront développer huit thématiques : développement durable ; sciences et société ; corps, santé et sécurité ; information, communication et citoyenneté ; culture et création artistique ; monde économique et professionnel ; langues et cultures de l’Antiquité ; langues et cultures régionales et étrangères.
Le principe de l’interdisciplinarité, défendu de longue date par des syndicats comme l’Unsa ou le Sgen-CFDT, mais aussi des associations comme la Ligue de l’enseignement ou, côté parents, la FCPE, doit permettre de rendre plus concrets les savoirs quand trop d'élèves peinent souvent à trouver un sens à ce qu’ils apprennent. Les enquêtes internationales ont montré depuis des années que les élèves français étaient parmi ceux qui peinaient le plus à mobiliser des connaissances théoriques dans des situations concrètes. Ils sont aussi la plupart du temps en situation passive dans leur classe.
La ministre Najat Vallaud-Belkacem.La ministre Najat Vallaud-Belkacem. © Reuters
Pour ses promoteurs, développer l’interdisciplinarité doit donc permettre de raccrocher les collégiens qui ne voient pas la finalité de leurs apprentissages en les mettant en application au travers de projets concrets. Le ministère, en présentant son projet, a mis en avant les enquêtes de l’Afev (association de soutien aux élèves en difficulté dans les quartiers populaires), qui montrent combien le collège peut être vécu très douloureusement par des élèves largués par des cours jugés trop théoriques. « La raison pour laquelle tant de collégiens disent qu’ils s’ennuient, c’est la passivité dans laquelle les laisse le fonctionnement actuel du collège », affirmait ainsi Najat Vallaud-Belkacem mi-mars. L’autre avantage de l’interdisciplinarité consiste, selon ses défenseurs, à développer le travail en équipe, souvent balbutiant ou inexistant dans certains établissements.
Pour beaucoup d’enseignants mobilisés ce mardi, mettre en avant l’interdisciplinarité comme la réponse à toutes les difficultés du collège tient du mantra ou de la formule magique. Depuis de nombreuses années, l’éducation prioritaire, notamment, a expérimenté cette « pédagogie de projet » avec plus ou moins de bonheur. Si certains enseignants y trouvent leur compte, d’autres dénoncent des dispositifs « poudre aux yeux » qui prennent des heures précieuses aux disciplines et égarent les élèves les plus fragiles, ceux qui ne possèdent pas déjà les acquis fondamentaux. « Nous ne sommes pas opposés par principe à l’interdisciplinarité, mais celle-ci doit être mise en place progressivement et ces enseignements inscrits dans les programmes. Là, les intitulés sont particulièrement vagues, et comme les EPI doivent se faire sur la base du volontariat, nous pensons que beaucoup d’enseignants renonceront à s’y engager pour pouvoir avancer dans leur programme plutôt que de céder leurs heures pour participer à ce qui ressemble souvent à des projets “gadget” », prévient Frédérique Rolet, co-secrétaire générale du Snes.
Selon le texte, adopté à une assez large majorité en Conseil supérieur de l’éducation (51 voix pour, 25 contre et une abstention), les collégiens devront néanmoins obligatoirement participer à deux EPI par an. S’il manque des candidats, qui désignera les « volontaires » ? Le choix des projets mis en œuvre revient au conseil pédagogique où siègent des enseignants désignés par le chef d’établissement. Pour les professeurs opposés à la réforme, ce pouvoir accordé au chef d’établissement est à haut risque. « Nous avons vu comment cela fonctionnait dans la réforme du lycée, le chef d’établissement fait des choix de gestion, en fonction de la disponibilité de tel ou tel enseignant à tel moment, et pas pour l’intérêt véritablement pédagogique de ces enseignements », assure Frédérique Rolet. Les enseignants craignent par ailleurs la détérioration de leurs conditions de travail avec la multiplication des réunions et heures de concertation pour mettre en œuvre ces enseignements (lire ici le blog des éducateurs prioritaires).
« Egalitarisme » et « nivellement par le bas » ?
Cette autonomie des établissements sur ces enseignements interdisciplinaires fait aussi redouter à certains un éclatement du cadre national avec, pour faire court, des enseignements ultra-light et récréatifs dans les établissements difficiles et des projets plus ambitieux dans les collèges « de centre-ville ». Pour le Se-Unsa, qui défend le texte, ce sont précisément les enseignants sur le terrain qui sont les plus à même de définir les besoins réels de leurs élèves. « Quand tout le monde fait partout la même chose, c’est le système le plus inégalitaire puisque tous les élèves n’ont pas besoin du même temps pour apprendre la même chose », affirme Philippe Tournier, secrétaire général du SNPDEN, le syndicat majoritaire des chefs d’établissement.
Enfin, l’absence de formation à ces pratiques pédagogiques est aussi pointée du doigt comme le moyen le plus sûr de faire échouer ces nouveaux enseignements. En l’absence de réel cadre, il paraît assez inévitable que les enseignants tâtonnent les premières années. Sur ce point, le manque criant de moyens dédiés à la formation continue – l’essentiel des moyens nouveaux est consacré aux créations de postes, 4 000 équivalents temps plein pour cette réforme, et ne permet pas d’espérer de miracles.
Sur le fond, la suppression des classes bilangues, des classes européennes ou le coup porté au latin et au grec vont-ils redonner du souffle au principe du collège unique, miné depuis sa création par les filières cachées et les jeux d’options ? C’est ce dont doutent, au minimum, les contempteurs de la réforme. « Tout cela est très idéologique et je crois qu’on est plus là dans l’égalitarisme que dans l’égalité », renâcle la co-secrétaire générale du Snes-FSU, qui estime que ces options ou classes spécifiques permettent de maintenir une certaine mixité sociale au sein d’établissements réputés difficiles. Par ailleurs, certains rappellent que les langues anciennes, compte tenu des faibles effectifs, servent rarement à constituer des « classes » distinctes.
Pour Philippe Tournier, il est aussi un peu naïf de croire qu’en supprimant ces filières élitistes, on résoudra les inégalités à l’œuvre au collège : « Il faut relire Bourdieu. On sait bien que n’importe quel objet – faire du chinois, tel ou tel EPI – peut devenir un objet de distinction », explique-t-il. Beaucoup d’enseignants craignent donc que la réforme ne crée un appel d’air vers le privé de familles qui ne trouveraient plus leur compte dans ce collège par trop « nivelé ».
L’appel à la grève de ce mardi dans les collèges répond aussi à la fragilisation, indéniable, de certaines disciplines. La réforme de l’enseignement du latin et du grec, qui a cristallisé une grande partie des polémiques, vise à faire entrer ces enseignements dans l’un des huit modules interdisciplinaires, « Langues et cultures de l’Antiquité ». Malgré les formules ministérielles défendant « le latin et le grec pour tous », il est évident qu’il s’agit d’un coup très dur porté à ces disciplines qui seront noyées dans des cours de civilisation sur l’Antiquité. Peut-être aurait-il mieux valu que le ministère assume plus clairement ce choix, parfaitement défendable sur le fond, mais de toute évidence beaucoup trop sensible politiquement. Devant la fronde suscitée par ces premières annonces, la ministre a donc promis que les établissements qui le souhaitaient pourraient conserver ces enseignements complémentaires, parallèlement aux EPI, qui perdent néanmoins des heures (une heure au lieu de deux en 5e, deux heures au lieu de trois en 4e et 3e).
L’allemand, boudé par les élèves qui lui préfèrent majoritairement l’espagnol en seconde langue vivante, survit depuis plusieurs années grâce aux classes européennes et bilangues. Leur suppression sera difficilement compensée par l’apprentissage d’une seconde langue dès la 5e. Les annonces du ministère concernant des recrutements supplémentaires l’an prochain dans cette matière laissent donc pour le moins perplexe. Au-delà de la question de l’apprentissage de l’allemand, c’est la pluralité de l’offre en langues qui mérite une politique volontaire si l’on ne veut que des langues comme l’arabe, l’italien, le portugais ne disparaissent progressivement de l’offre de formation au collège.
La grande difficulté des organisations qui appellent aujourd’hui à la grève est qu’elles n’ont, sur le fond – hormis l’attachement à une organisation du collège construite autour des disciplines –, aucun début d’accord sur une réforme alternative. Aucune ne défend officiellement le statu quo, difficilement soutenable compte tenu des profonds dysfonctionnements du collège que quittent chaque année 140 000 jeunes sans aucun diplôme. Le Snes-FS prône ainsi la scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans, soit une extension du collège unique au lycée, alors que le Snac, classé à droite, promeut l’orientation précoce et donc la fin du collège unique… Un point que ne manquera pas de rappeler le ministère dans le tumulte actuel.