Big Brother se met progressivement en place. Un bon petit traquenard qui explique en partie les sujets bidons de cette année en histoire.
L'alerte est venue du SNES-FSU: le 22juin, le principal syndicat des professeurs du secondaire tweetait, en deux temps, un message laissant craindre rien de moins qu'un dévoiement de l'examen: «#Bac2016 Consigne de l'IG d'HG [l'inspection générale d'histoire géographie] aux correcteurs: faire remonter les propos antisémites, racistes et djihadistes trouvés dans les copies.» Puis, deux minutes plus tard: «Les enseignants sont des fonctionnaires responsables &compétents qui n'ont pas besoin d'appel à la délation pour accomplir leur travail.»
L'acuité des sujets d'histoire sur lesquels les candidats au bac avaient eu à plancher, six jours plus tôt, avait, de fait, surpris bien au-delà des cercles d'enseignants. Proche et Moyen-Orient, histoire et mémoires de la seconde guerre mondiale, ou de la guerre d'Algérie? «Tous les sujets sensibles ? nos sujets de société ? se sont rencontrés cette année», analysait, au soir de l'examen, l'historien Benoît Falaize.
De quoi compliquer l'exercice de correction? C'est justement pour faciliter la tâche des enseignants que des inspecteurs pédagogiques auraient «peut-être péché par excès de zèle, faisant preuve de maladresse dans leurs conseils», fait-on valoir dans l'entourage de la ministre de l'éducation, Najat Vallaud-Belkacem, où l'on dément toute consigne écrite.
Et pourtant, les témoignages des correcteurs qui s'en sont émus, même s'ils ne sont qu'une poignée, se recoupent dans au moins trois académies ? Rennes, Créteil, Paris.
«Nous aider dans le travail d'évaluation, ce n'est pas une mauvaise idée, réagit Mme V., dix ans de correction du bac derrière elle. Mais pourquoi, alors, nous demander de scanner la portion des copies contenant les propos en question, et de l'envoyer à l'IPR [l'inspecteur pédagogique régional] avec le numéro d'anonymat du candidat?»
Lors de la réunion à laquelle elle participait avec d'autres correcteurs de la Seine-Saint-Denis, le 17juin, Mme V. a tenté d'ouvrir le débat. «Il y a eu très peu de réactions parmi les collègues, assommés, déplore-t-elle. L'inspecteur, lui, m'a simplement parlé de discussions sur la note àattribuer au candidat.» Une réponse «bien réduite» à ses yeux.
Mme G., correctrice en Ille-et-Vilaine, fait état d'un échange moins allusif. Face à elle, le 20juin, un «chargé de mission». «Quand j'ai demandé s'il s'agissait de détecter des jeunes en voie de radicalisation, sa réponse a été positive. Il nous a conseillé de revenir à la réunion suivante avec les copies pouvant poser problème», explique-t-elle
Sont-elles nombreuses, ces copies? «Cela dépend beaucoup des contextes d'enseignement, de l'âge des élèves, de l'actualité, répond Amélie Hart-Hutasse, coresponsable du groupe histoire-géographie au SNES-FSU. Dans tel endroit, les questionnements faisant écho aux tensions nationales et internationales peuvent être vifs; dans tel autre, inexistants.» La correctrice en Bretagne n'a eu, elle, à déplorer «aucun dérapage au bac, pas plus qu'en classe au cours des vingt dernières années».
Situation différente pour sa collègue de l'académie de Créteil: «C'est rare mais ça peut arriver: on peut être confronté à un argumentaire xénophobe, un propos hostile aux juifs ou aux immigrés, mais aussi antiaméricains, anti-Europe? Le correcteur fait comme il peut, en son âme et conscience.» En attribuant, le plus souvent, une note basse, voire très basse, justifiée par un traitement hors sujet. C'est ce que Mme V., qui encadrait cette année cinq autres correcteurs, a conseillé àune jeune collègue de faire, face à une composition semblant légitimer «le califat» de l'organisation Etat islamique (EI). «Â‡a nous a mises très mal à l'aise, reconnaît-elle, sans qu'on opte pour un signalement.»
Tous les professeurs en conviennent: en classe, des propos qui pourraient tomber sous le coup de la loi doivent donner lieu à une «réponse éducative»: un échange avec l'élève puis, si cela ne suffit pas, avec la famille en présence du chef d'établissement, pour aboutir, éventuellement, à un signalement.
«L'inquiétude sociale vis-à-vis des phénomènes de radicalisation de certains jeunes se reporte, comme d'habitude, sur les enseignants, observe Mme Hart-Hutasse, mais je n'en connais aucun faisant mine de ne pas voir ou de ne pas entendre!»
Mais durant le bac? «C'est plus délicat, répond la correctrice en Bretagne: impossible d'instaurer un dialogue.» «Ce n'est pas à nous d'alimenter les fichiers ?S?», renchérit sa collègue de Créteil. L'inquiétude de cette dernière est d'autant plus vive que la demande de remontées dépasserait, selon elle, le cadre du baccalauréat: des correcteurs de l'épreuve d'écriture personnelle au BTS, qui portait sur les cérémonies collectives, se seraient eux aussi émus de consignes proches.
«Pour les enseignants, toute la difficulté réside dans la distinction à faire entre ce qui relève de la provocation et ce qui révèle un risque plus grand, une mise en danger du jeune, rappelle la secrétaire générale du SNES, Frédérique Rolet. Dans le contexte particulier de l'état d'urgence, brouiller les pistes, même si cela relève de l'initiative individuelle ou de l'erreur, ne peut être justifié.»
Et la prof qui met antiaméricanisme et anti-Europe au même niveau qu'antisémitisme, comment dire...
C'est en tout cas bien cohérent avec l'idée du Big Brother.