Essayer d'établir une timeline de Spirou et Fantasio est une occupation aussi passionnante (pour un homme étrange et sauvage comme moi) que dénuée de sens.
Attention, car je vais couper les cheveux en quatre comme jamais.
Si on prend les différents univers de nos différents héros franco-belges, on constate qu'il y en a deux types: Les timelines solides et les timelines en chewing gum.
1) Dans les univers avec une timeline "solide", les différents récits peuvent être datés et insérés dans une ligne temporelle cohérente. Je pense à nos chers Blake et Mortimer, par exemple: leurs aventures s'étendent de 1944 (
le bâton de Plutarque) à 1967 (
les 3 formules du professeur Satô). Là, on a du sol solide sous nos pieds, même du point de vue de leur vieillissement physique: si on imagine qu'ils ont la petite trentaine lors de la troisième guerre mondiale de l'
Espadon, ça leur donne la cinquantaine lors des évènements des 3 formules du professeur Satô: du point de vue de leur apparence, on peut y croire.
Bien sûr, je pense que Jacobs n'envisageait pas les choses ainsi. Il faisait comme pour Tintin: des héros sans âge qui vivaient des aventures temporellement situées aux dates de diffusion de ses albums, sans réfléchir forcément plus loin. Mais contrairement à Tintin, il n'a pas opté pour un héros dans sa petite vingtaine ne vieillissant pas de 1930 à 1979, ce qui a laissé à ses repreneurs la possibilité d'opter pour une chronologie "réaliste" et temporellement arrêtée lorsqu'ils ont conçu les nouveaux Blake et Mortimer.
C'est vrai: on y pense peu mais quand Van Hamme et Ted Benoît ont réalisé le premier album des reprises, l'Affaire Francis Blake, ils auraient très bien pu décider de faire comme Jacobs le faisait en son temps: ne pas faire vieillir les personnages dont l'âge était de toutes manières indéterminé et situer leur histoire à l'époque contemporaine (c'est à dire 1996, à l'époque). En décidant de placer leur album dans les années 50, ils ont établi la voie à suivre pour les autres repreneurs: fixer dans le marbre la chronologie des albums de Jacobs et placer les nouveaux albums dans cette chronologie établie se voulant "réaliste".
(…Tant que j'y suis, je vous remets ci-dessous la chronologie de Blake et Mortimer, pour ceux que ça intéresse. Le dernier album en date n'y figure pas, cependant:)
http://www.dargaud.com/var/dargaud/stor ... M-3-OK.jpg2) Les timelines en "chewing-gum" sont celles du type de Tintin, ou Spirou, ou Batman, ou Superman: les héros ne vieillissent pas et les albums donnent peu ou pas d'indices temporels, se déroulant toujours à l'époque contemporaine à leur conception.
C'est donc le cas de la timeline de Spirou et Fantasio, dont vous parlez ici en essayant d'y insérer ce "
Champignac". Mais est-ce une entreprise bien sensée que d'essayer de le faire? Chercher à placer cet album dans la chronologie des albums de Spirou et Fantasio implique que cette chronologie existe. Or, elle est très difficile à déterminer, même en ne prenant que les albums de la série principale.
Mais essayons quand même. Après tout, on est des doux rêveurs, pas vrai? La brise marine du soir fait vibrer nos chevelures folles, n'est-ce pas? Alors soyons fous et tentons l'exercice.
Puisqu'on parle de Champignac, commençons avec l'album qui l'a vu apparaître pour la première fois: "
Il y a un sorcier à Champignac". Dans cet album, nous sommes introduits à trois personnages importants: Spirou, Fantasio, et Champignac. Ce dernier y est présenté comme un "septuagénaire" (c'est dit dans le texte): donnons-lui donc 70 ans. L'âge de Spirou et Fantasio n'est pas précisé, mais puisqu'on doit leur en donner un pour essayer de mettre en place notre chronologie, mettons grosso modo quinze ans pour Spirou et la vingtaine pour Fantasio, un peu plus âgé. Ce n'est pas l'âge que je leur donnerais pour les albums plus tardifs, mais dans cet opus, ils semblent quand même assez jeunots.
On a donc les âges de nos protagonistes, mais il nous faut encore dater l'histoire! En l'absence de date précise donnée dans le récit, on peut se rabattre sur la date de sortie de l'album: 1950. Ça y est! On a donc une histoire se déroulant en 1950, avec un Champignac septuagénaire qui serait donc né en 1880 (Spirou et Fantasio seraient nés alors approximativement en 1935 pour Spirou et 1930 pour Fantasio).
Si on ne considère que cette histoire seule, notre petite timeline se tient. L'ennui, c'est que dès qu'on commence à y inclure d'autres albums, ça se casse très vite la figure du point de vue de la cohérence…
Essayons d'inclure tous les albums de Franquin dedans, par exemple, en suivant toujours la logique que l'histoire d'un album se déroule dans l'année de sortie de cet album. Entre le
sorcier à Champignac (1950) et
Panade à Champignac (1969), le dernier album de Franquin, il y a 19 ans: ceci donnerait donc à pauvre comte 99 ans dans
Panade! Bon, on peut toujours essayer d'être flexible et de se dire qu'il est très bien conservé pour son âge, qu'il prend soin de lui et qu'il a bon pied bon oeil. Peut-être même qu'il a consommé quelques champignons lui assurant longévité et bonne mine. Bon. Mais la question se pose aussi avec Spirou et Fantasio: eux auraient respectivement 34 et 39 ans à l'époque de l'album! Or, ils semblent toujours au milieu de leur vingtaine. Mais peut-être est-il encore possible d'imaginer qu'ils sont bien conservés eux aussi, tout comme le comte?
Vous vous en doutez bien, même si on arrive péniblement à faire entrer les albums de Franquin dans une chronologie "figée" à la Blake et Mortimer, cela devient impossible pour la suite. Contrairement à B&M, les repreneurs de Spirou n'ont jamais figé la temporalité du personnage: les albums se sont succédé jusqu'à nos jours en se déroulant toujours à l'époque contemporaine à la conception de l'album. Or, le personnages n'ont jamais vieilli (ou alors très peu, avec la calvitie (vite disparue) de Fantasio dans les premiers albums de Johann & Vehlmann). Pas possible, donc, d'établir une chronologie "réaliste" de la série, sans quoi Spirou et Fantasio seraient octogénaires de nos jours, et le comte mort et enterré depuis longtemps.
La situation se complique encore si on considère les séries dérivées. Les "
Spirou par…" sont-ils canon? Non, bien sûr, me direz-vous! C'est des histoires à part, se déroulant, pourrait-on dire, dans des "univers parallèles"! Comme pour les héros de comics! (Spirou est en effet le héros franco-belge se rapprochant le plus du fonctionnement des personnages de comics américains). D'accord, vous répondrais-je, c'est aussi ce que je crois, mais Johann et Vehlmann sont venus mettre la pagaille en ramenant Martin, personnage apparu dans leur "
Spirou par…", dans le "
Groom de Sniper-Alley", de la série-mère. Ce n'est même pas une réinterprétation du personnage, puisqu'il parle nommément des évènements survenus dans le one-shot. Est-ce à dire que "
les Géants Pétrifiés" et désormais à considérer comme faisant partie du canon de la série-mère, à présent, et pas les autres albums de la série dérivée? De quel droit, palsambleu?
Et je me parle même pas des autres séries dérivées.
Gaston,
le Marsupilami… Ou plus récemment ce
Champignac ou le
Zorglub de Munuera (dont la planche dépliante centrale montre, dans une case, un Zorglub dans sa vingtaine habillé comme dans les années… 70. Quand je vous dis qu'il y a pas moyen d'établir une chronologie datée!).
Du coup, pour conclure ce long discours sans doute fort inutile (mais j'aime bien, on s'amuse), je dirais qu'il ne fait pas sens de chercher une cohérence chronologique à Spirou et Fantasio. Tout juste peut-on dire que les albums de la série mère se déroulent dans un univers et les albums des "
Spirou par…" dans divers "univers parallèles". Par conséquent, je pense qu'il vaut mieux approcher les albums de Spirou et ses dérivés de la même manière qu'on approche les comics de superhéros américains: sans chercher à dater les aventures, mais simplement en cherchant à lire une bonne histoire bien racontée, qu'elle que soit l'époque dans laquelle elle se déroule et quel qu'en soit la cohérence ou non avec d'autres interprétations du personnage. Et puis, après tout, chaque album, pris individuellement, est au moins cohérent avec lui-même, tant au niveau de l'univers que de la temporalité!
*Ce "
Champignac" semble être justement une bonne histoire, d'après vos retours. Et c'est tout ce qu'on leur demande, pas vrai?
*(Sauf un, mais je pense qu'on a assez tapé dessus comme ça)