Puisqu'on est sorti du champ de la BD pour faire quelques parallèles sur l'
art et le
divertissement en général, et notamment des parallèles "historiques" (du type "à l'époque on lisait Sagan"), je m'autorise à intervenir, notamment pour apporter quelques nuances à certains propos tenus depuis hier soir, en espérant qu'on y trouvera quelques éléments éclairants pour le sujet qui nous occupe principalement ici.
Il ne faudrait pas perdre de vue que le concept de "littérature" tel qu'on l'envisage actuellement est assez récent : il date du XIXe siècle. Et je serais fortement tenté de dire qu'il est né justement sous la pression d'une "démocratisation" du lectorat par rapport à laquelle il fallait préserver une espèce d'espace sacré correspondant à ce qu'étaient auparavant les "Belles Lettres" qui étaient l'apanage d'une élite sociale cultivée. Aujourd'hui on crie qu'il n'y a plus que des marchands du temple
(et il est vrai que, "post-modernité" aidant, en dehors de quelques-uns étiquetés réacs fous furieux, on serait bien en peine de définir exactement où se trouve la frontière entre ce qui est de la littérature, ou plus généralement de l'art, et ce qui n'en est pas), mais prenons garde au révisionnisme culturel et n'allons pas fantasmer sur une époque où tout le monde ne lisait (n'admirait, n'écoutait...) que des chefs-d'œuvre. Quand Baudelaire se retrouve en procès pour atteinte à la moralité publique à cause des
Fleurs du Mal, l'un de ses premiers arguments est que l'accusation est absurde car une telle œuvre n'a, justement, à peu près aucun public ! Et si l'on remonte plus loin dans le temps il est évident que le paysan poitevin du XVIe siècle n'a jamais entendu parler de Ronsard.
Donc, à côté des grandes œuvres, il y en a toujours eu d'autres, qui ne valaient pas - ou n'étaient pas considérées comme valant - forcément beaucoup mieux que celles des Guillaume Musso, des Amélie Nothomb... ou des David Guetta, des Matt Pokora... d'aujourd'hui. Postulons que, dans les grandes lignes au moins, la Postérité fait plutôt correctement son travail. Que sont ces œuvres devenues ?... Je taille à la serpe, et bien sûr on peut toujours discuter dans le détail, mais enfin, il y a deux grandes tendances.
Première option : on les oublie. Seuls quelques chefs-d'œuvre restent visibles et connus, partie émergée de l'iceberg de la production de leur temps. Le reste n'est connu que (et accessible que par) quelques spécialistes (quand ça n'a pas purement et simplement disparu). D'où le sentiment que la Renaissance, par exemple, n'aurait grosso modo produit que des Raphaël, des Michel-Ange, des Léonard. Elle a aussi produit son lot de barbouilleurs à la petite semaine. Cette illusion d'optique rejoint le mythe tenace selon lequel les réserves des grands musées, comme le Louvre, seraient remplies de grandes œuvres qu'on ne montre pas au public faute de place. Non : les réserves sont largement remplies de fragments archéologiques et de croutes immontrables qui peuvent représenter un intérêt historique pour les chercheurs mais n'ont pas ou très peu de valeur esthétique,
a fortiori pour le grand public.
Seconde option : à côté des "grandes œuvres" dûment estampillées sans l'ombre d'un doute (mettons : Shakespeare, ou Hugo), il arrive que l'on réévalue positivement (ou, plus occasionnellement, qu'on redécouvre véritablement) des œuvres qui de leurs temps, pour différentes raisons, passaient pour totalement mineures. On aurait beaucoup étonné les universitaires américains des années 1930 si on leur avait dit qu'un certain Howard Philips Lovecraft, qui plaçait de temps en temps des histoires d'horreur à base d'entités extraterrestres répugnantes dans des magazines bariolés vendus 25
cents, était l'Edgar Allan Poe du XXe siècle. De notre côté de l'Atlantique, on peut citer le cas de Sade qui a pris place parmi les écrivains les plus importants de son époque, on a panthéonisé Alexandre Dumas qui n'en demandait pas tant, et
Les Mystères de Paris d'Eugène Sue ont désormais leur place non loin des
Misérables.
Et la crise d'aujourd'hui, dans notre pauvre France de 2013, me direz-vous ? (ou du moins me diront ceux qui ont déjà eu le courage de lire jusque-là et qui en plus, les inconscients, en redemandent
)
Ce qui me semble caractériser notre rapport à la culture peut se résumer en : un large brouillage des frontières. Notamment en termes de "marqueurs sociaux".
Il fut un temps où il était de bon ton qu'un rang social élevé allât avec une certaine culture (fût-elle de façade). De ce point de vue, ça fait au moins trente ans que la Rollex, la voiture ou le dernier portable multifonction ont remplacé, comme signes de réussite bien plus sûrs, la belle bibliothèque et les conversations de salon sur les mérites et défauts du dernier Prix Nobel. On peut sans honte être PDG de multinationale (ou Président de la République... suivez mon regard... là, vers le bas
) et afficher son inculture.
A contrario, l'accès à la culture n'a jamais été aussi large et facile. Entre Internet, les médiathèques, les "grandes surfaces culturelles" avec les coûts assez faibles des livres de poche, des CD, des DVD, des expositions, quasiment n'importe qui, s'il en manifeste la curiosité et s'en donne les moyens (et je ne parle pas là de moyens financiers), peut accéder à plus d'œuvres littéraires, musicales, picturales, etc., issues du monde entier et des siècles passées, que qui que ce soit ne pourra jamais en ingurgiter durant toute une vie.
Enfin, et on en revient au point de départ de cette longue
digression, les frontières entre ce qui est culturellement "valorisé" et ce qui ne l'est pas en ont pris un sacré coup. La bande dessinée demande qu'on reconnaisse ses lettres de noblesse tandis que l'opéra se désole de n'être pas plus populaire. J'ose affirmer que l'une comme l'autre ne furent jamais plus proche qu'aujourd'hui de l'état qu'ils réclament...
Je m'interroge : quel aurait été mon rapport à la culture si j'avais vécu quelques décennies plus tôt ? Peut-être aurais-je eu une connaissance plus centrée sur les "bons" et "grands auteurs", sur la "grande culture". Je tiendrais le jazz et le rock, et sans doute aussi le cinéma, pour de la sous-m.... indigne de mon attention. Mais peut-être que je serais capable de lire Thucydide dans le texte. Ou peut-être, aussi bien, n'aurais-je jamais pu m'élever au-dessus de la condition sociale de mes aïeux (mineurs, gardiens de moutons, ouvriers) et n'aurais-je jamais franchi les portes d'un Opéra.
Dans un cas comme dans l'autre, ma collection de BD aurait sans nul doute été largement plus réduite que ce qu'elle est aujourd'hui.