superboy a écrit:La variable des retours est un enjeu crucial dans la rentabilité d'un titre, occasionnant des coûts de surstockage et de pilon en cas de contreperformance en points de vente. Le fonctionnement du kisoque permettant déjà de se libérer du problème de stockage - un avantage non-négligeable par rapport à la chaîne du livre - sommes-nous sûrs que les taux de retour des comics presse et librairie sont comparables ? L'un de vous deux a-t-il des faits têtus, passés ou présents, à avancer ?
C'était un point que j'ai souvent entendu avancé par des éditeurs, et que l'on retrouve évoqué dans
cet excellent article sur le sujet, signé Yaneck Chareyre. Je cite:
Xavier Fournier explicite le mécanisme qui permet aux lecteurs de retrouver leurs magazines chez les marchands de journaux : « Le système à l’œuvre aujourd’hui encore dans la Presse française, c’est qu’une seule entreprise appelée jusqu’ici Presstalis [NDLR : Aujourd’hui renommée France Messagerie après rachat] a le quasi-monopole de la distribution des magazines chez les kiosquiers. Pour pouvoir diffuser votre revue, vous devez donc suivre leurs règles. Pour espérer vendre 10 000 unités, vous devez en fait en imprimer 30 000 et les faire tous envoyer à travers la France. Une fois le nouveau numéro arrivé le mois suivant, les invendus sont renvoyés par les kiosquiers. Ces deux déplacements sont facturés, juste pour pouvoir être présent dans le rayonnage. »
Et juste après, Olivier Jalabert précise que "Le modèle kiosque n’était pas tenable pour nos titres", et les témoignages des autres éditeurs cités dans l'article vont dans le même sens.
superboy a écrit:Penser que le prix est un paramètre négligeable reviendrait à abandonner un peu vite la question du décloisonnement du lectorat, selon moi une étape nécessaire à l'implantation durable de la culture comics en France, au profit d'une délétère multiplication des sorties en quête de la poule aux œufs d'or, avec toute la casse que cela suppose. Heureusement qu'à l'image d'urban, les gros éditeurs dont l'intérêt est de faire sortir le comics de sa niche choisissent la première voie plutôt que la seconde.
Je vais essayer de préciser mon point de vue à l'égard de l'argument du prix. La bande dessinée est un "produit culturel", et même si je déteste assez cette appellation, elle souligne bien la dualité d'une œuvre artistique commercialisée en masse. Qui dit dualité, dit deux aspects, dont le prix ne représente qu'un pan. Mais la plupart du discours qu'on peut entendre quand émerge la question du recrutement d'un nouveau lectorat ne tourne qu'autour de cette question du prix, et débouche sur des propositions éditoriales elles aussi focalisées autour du prix. Donc pour commencer, je trouve regrettable que cette question du prix devienne aussi envahissante, parce qu'elle finit par occulter tout un tas d'autres réflexions possibles.
Ensuite, la question du prix me pose un problème parce qu'elle continue de ressurgir et d'être présentée comme cruciale et prédominante, alors qu'il y a plein d'indicateurs qui viennent démontrer le contraire. L'exemple type étant les résultats des enquêtes que je cite souvent (BPI 2011 et CNL 2020) qui indiquent combien la question du prix est très marginale pour les non-lecteurs par rapport à la question de l'intérêt. Confrontés à ces données, j'ai vu beaucoup de fans ou d'observateurs prendre une position de déni, expliquant que non, ça ne marche pas comme ça -- oubliant au passage qu'étant lecteurs eux-mêmes, leur point de vue n'a aucune validité dans le débat.
Ensuite, on a les exemples des grands succès d'édition de ces dernières années que sont
Le monde sans fin et
l'Arabe du Futur, qui ont probablement fait beaucoup pour le recrutement de nouveaux lecteurs, avec un niveau de prix très élevé. Ce qui montre bien que le prix compte moins que l'intérêt que l'on peut porter à un titre. Bref, le prix ne fait pas tout, loin de là. Mais si certains sont prêts à le concéder dans ces cas-là, ils l'oublient immédiatement dès que l'on vient à parler de leur domaine et que l'on parle de comics.
Et je ne parle pas de l'arbitrage "prix à la page" qu'on ressort souvent, notamment pour justifier le succès des mangas qui seraient moins cher, mais qui ne tient pas lorsque l'on se rend compte que sur une année, le lecteur de manga est celui qui dépense le plus par rapport au lecteur de franco-belge ou au lecteur de comics.
Enfin, dernier point qu'il faut souligner, l'achat n'est qu'une modalité parmi tant d'autres d'accès à la lecture -- et les enquêtes (cf. BPI 2011) montrent bien qu'un lecteur investi mobilise tout ce qui est à sa disposition pour pouvoir lire plus: achat (neuf, mais aussi occasion), mais aussi emprunt (amis ou médiathèque), lecture sur le lieu de vente, voire pratiques en ligne plus ou moins légales.
Ou pour résumer, au risque de me répéter: la question du prix n'est pas centrale, et les problèmes que rencontrent les comics dans leur installation plus large au sein du lectorat français ne peuvent pas s'expliquer, ni se solutionner par une seule action sur les prix.
(suite à quoi on va probablement me répondre "oui mais quand même, le prix, c'est important", et je vais pousser un grand soupir et reprendre mon argumentation point par point, jusqu'au prochain )Pourtant, on a historiquement un exemple qui montre que le comics peut dépasser ce plafond de verre, avec The Walking Dead, dont le premier volume en France a dépassé les 350 000 exemplaires vendus. Trois cent cinquante mille, je le mets en toutes lettres pour montrer qu'il n'y a pas de typo. Et il y a aussi ce truc assez incroyable de voir les films Marvel cartonner au box-office sans qu'il y ait de retombées concrètes. Ce sont deux questions qui devraient être plus centrales dans la discussion, d'essayer de comprendre ce qui a marché dans un cas et ce qui ne marche pas dans l'autre. Sachant que je n'ai pas la réponse. Mais je pense qu'un début de solution ne peut émerger que si l'on accepte, ne serait-ce que temporairement, de refuser de répondre à toutes ces interrogations par la seule affirmation que "c'est une question de prix trop élevé." Parce que, je le répète, les faits indiquent que ce n'est pas le cas.