Un petit extrait de "Et Franquin créa La Gaffe" par Numa Sadoul (Distri BD - Schlirf Book 1986)
SADOUL. — Revoici formée la fine équipe Franquin-Jidéhem-Greg pour un de mes "Spirou" préférés.
Comment cela s'est-il passé ?
FRANQUIN. —
Je voulais faire une histoire qui fût lisible par un gosse chinois comme par un gosse européen. Evidemment, c'était beaucoup demander... Alors, j'ai fait souffrir Greg en n'étant pas un dessinateur docile. Il faut dire que je n'ai pas fort accroché à certaines de ses idées, tel le "G.A.G." qui soulève les gens à distance — ça me semblait excessif — ou certaines choses devenues géantes — ça me dérangeait —, bref, dès l'abord, je n'ai pas marché tellement fort...

Sympathique Franquin, qui prenait presque systématiquement son interviewer (habitué, à la longue, et d'une patience infinie) à contre-pied.

Enchaînons...
SADOUL. — Ne discutais-tu pas du scénario avec Greg ?
FRANQUIN. — Oh ! Oui, avec Greg, qu'est-ce qu'on a pu discuter ! Il y a des choses que je refusais, d'autres que j'imposais. Les albums Zorglub sont un tel mélange d'idées de l'un et de l'autre que plus personne n'y reconnaît son veau !...
Mais Greg a déclaré que j'étais le dessinateur le plus emmerdant de la corporation, et je le crois...

Ah, voici, page 29, la fameuse jonque dessinée par Jidéhem. N'est-ce pas qu'elle est étonnamment remarquable ? Et tu noteras ce qu'il s'est tapé comme décors pour le petit port chinois. La mer, il la dessinait un peu mieux que moi, mais elle n'est pas formidable...

Sacré Franquin !

Tournons-nous vers le scénariste auprès duquel Numa Sadoul avait recueilli un témoignage pas piqué des hannetons pour les Cahiers de la BD #47/48 édités par Glénat...

GREG. — Ecrire une histoire en quarante-quatre ou quarante-cinq planches pour Franquin demande des nerfs d'acier.

En général, on carburait ensemble sur une idée, on passait la nuit à travailler, le lui racontais mon histoire et, au café du matin, c'était merveilleux, il fallait commencer tout de suite.
Les cinq premières planches étaient rigoureusement conformes au scénario que je lui donnais.
A partir de la sixième, un petit détail changeait, à la dixième un gros détail changeait, à la onzième, on était en fait à la treizième page du scénario et le scénariste commençait à avoir de sérieux problèmes.

Franquin a besoin d'être étonné et surpris par une idée, ce qui est très facile pour un gag en une page, mais beaucoup moins pour un récit en quarante-quatre planches. Après avoir dessiné quelques planches, il connaissait l'histoire depuis si longtemps que son enthousiasme se refroidissait. Il changeait des détails pour se distraire. Il rajoutait des personnages. Il ne se rendait pas compte que le lecteur avait le même enthousiasme que lui au départ. Il avait l'impression que ce qu'il dessinait n'était pas nouveau, qu'il l'avait déjà fait, à la limite. Le gag inventé six mois auparavant ne le faisait plus rire, et il le modifiait ou me demandait de le changer.
Ça n'a pas dû être toujours simple pour Jidéhem, au milieu, ne croyez-vous pas ?
