C'est amusant car je ne partage absolument pas les critiques très mitigées de la majorité :
Les Pirates est pour moi un excellent Spirou, et je vais m'empresser de prendre sa défense.
Graphiquement, vous l'avez tous souligné, c'est une réussite. Décors, voitures , personnages, animaux, scènes d'actions sont d'un très haut niveau. Les
Pirates est un album chorale à plus d'un titre : tout d'abord, à l'instar de la Murène, on retrouve aux côtés de notre trio, le Marsu et le Comte (sans même passer par la case Champignac). Ensuite, vous l'avez également tous mis en avant, c'est une collaboration à trois : Franquin aux dessins, Will au décor et Rosy au scénario (cette fois-ci respecté scrupuleusement par Franquin - il le regrettera).
Cette collaboration donne un ton très particulier à l'album ; malgré la proximité des auteurs de Tif et Tondu avec l'univers de Spirou, le résultat fait un peu figure d'OVNI. Si on prend les décors par exemple ; Will nous livre un travail superbe mais en décalage avec les décors habituels de Spirou. Contrairement à Jidéhem, les personnages ne se fondent pas dans le décor et on a vraiment l'impression d'avoir une toile de fond très particulière. Will joue beaucoup sur le vide et ça se ressent sur la composition très aérée de ce Spirou (feuilletez rapidement ce Spirou, la composition surprend). De plus, tous les décors sont en rupture avec les décors habituels de Spirou : une ville futuriste, des villas fantaisistes, tout ça renforce le dépaysement de l'album. Même la maison des héros, pourtant plus traditionnelle, est neuve puisqu'elle fait ici sa première apparition.
Du côté de Rosy, plusieurs éléments font très étranges dans un Spirou (le fait de trouver beaucoup de bulles dans les scènes d'action - Spirou sur le camion de Corto et qui lui parle en même temps).
En terme d'intrigue, on est très proche d'une histoire de Tif et Tondu. Effectivement, l'enchaînement des péripéties est assez hasardeux (coup de bol que le comte soit à incognito city, que nos héros croisent Corto qui fait tomber une éprouvette, et qu'ils reconnaissent des bandits sur lesquels ils sont tombés par hasards). Ces ficelles passent assez mal dans un Spirou, et l'intrigue donne un peu cette impression de planer entres deux coïncidences. Néanmoins, toutes ces facilités permettent à l'auteur d'entretenir un vrai mystère ; la conversation téléphonique du majordome est facile mais n'est là que pour attaquer le doute sur la culpabilité de Corto. De même, l'inquiétude de la disparition du Comte est très bien gérée : le choix, par exemple de faire répéter la même case du château durant l'album, suscite le questionnement du lecteur, qui doit interpréter par le décor, le silence du comte. De plus, dire que Rosy a fait un mauvais travail signifie qu'on oublie totalement le côté visuel de la narration de celui-ci. Rosy est l'un des rares scénaristes à rendre ses scénarios sous forme de dessins (
https://www.hubertybreyne.com/fr/rosy-maurice/planche-originale/attila-au-chateau-planches-15-a-22-et-copies-des-12-premieres-planches) : ainsi, l'impact de Rosy ne se retrouve pas uniquement dans les dialogues ou l'histoire mais aussi dans le visuel. Pour les Pirates, Rosy a déployé une large palettes d'idées visuelles originales et, le plus souvent comique. C'est l'un des Spirou qui a le plus de gags visuels : dès la première planche, les quatre premières cases avec la chute de Dupillon -et globalement , toute l'introduction de l'arrivée du Marsu - sont excellentes, Spirou sur l'échelle, Fantasio qui tombe de la Turbotraction, le prêt de Pantalon, le cycliste, la plupart des bagarres du Marsu, le fait de tenir le Marsu par la queue, le face à face Marsu-bouledogue, cette demi case où la ville s'endort et, mon préféré, la rencontre du Marsu avec les chats de Minet. Il y a tant de ressorts comiques graphiques, que l'album est un bonheur à relire. La patte Rosy se sent aussi dans l'excellent méchant de cette histoire, Juan Corto. Rosy livre un monsieur Choc sans le masque, un gangster chic, bien habillé et qui va rester un mauvais jusqu'au bout (ce qui n'est souvent pas le cas chez Franquin). Graphiquement, Franquin s'éclate également sur ce nouveau personnage.
Enfin, il va bien falloir faire un sort à ce qui fait grincer les dents : le Marsu qui parle. Tout d'abord, oui c'est une idée de Rosy, Franquin n'était pas fan et va faire disparaître cette faculté aussi vite qu'elle est apparue. Effectivement, faire parler le Marsupilami handicape la suite de la série et aurait pu totalement réduire le potentiel graphique et exclusivement muet du personnage. Néanmoins beaucoup oublient que l'on ne donne pas vraiment la parole au Marsupilami ; celui-ci ne parle que très peu, par hasard et surtout, il ne comprend pas du tout ce qu'il dit. Du coup, ce n'est pas juste une faculté gratuite mais un élément ponctuel utilisé à bon escient pour l'intrigue (délivrer Fantasio) et pour le gag. Car il ne faut pas oublier, que c'est au Marsupilami que l'on doit cette réplique finale, hilarante et culte.
Très étrange, inhabituel, maîtrisé, parfois facile mais pourtant très drôle -
18/20