Un mercredi, en arrière-saison. Direction Beaucaire sur un marché hebdomadaire normalement pro, fréquenté principalement par des marchands en quête de bons coups et peu payeurs à quelques exceptions près. On se connaît quasiment tous. Certains, vieillissant, m'ont vu débuter. Quelques-uns m'ont même pris au sérieux assez rapidement, et nous gardons de bons rapports. D'autres sont toujours là, et il faut bien le dire, n'ont pas évolué. Aujourd'hui ils m'appellent de temps en temps pour me refourguer une marchandise la plupart du temps très approximative. N'y voyez aucune condescendance, j'en apprends tous les jours et j'ai conscience de ne rien savoir. Si j'étais si bon je ne serais pas un smicard horaire. Mais eux ont un vrai problème, ils ne s'intéressent pas aux objets autrement que par leur éventuel intérêt financier. Le genre perdu sans une connexion au net, qui laisserait passer un bon tableau, ou autre, sous prétexte que la signature n'est pas identifiable... Il y a quand même 5 ou 6 très bons pros qui sont là régulièrement.
Quasiment aucun véritable particulier ne déballe, idem pour les chineurs. Une moitié de blackeux revendeurs internet avec un taf paisible leur laissant beaucoup de temps libre, l'autre d'officiels sur marchés ou en boutiques.
Le genre de brocante où vous pouvez vous faire un billet si vous avez sorti une jolie pièce sans frais d'une maison à débarrasser, que vous voulez revendre rapidement sans exigence de prix élevée.
Je n'y ai jamais brillé à la vente, loin s'en faut, et n'y ai jamais fait de très grosse chine. Quelques petits coups sympas, notamment en bd d'ailleurs, un peu de bibelot et du tableau. Quasiment jamais à tarif puce, la plupart du temps il faut payer un minimum même pour de l'à peu près. J'y ai quand même un joli souvenir, une paire de très jolies aquarelles orientalistes d'un anonyme. Un coup de cœur, je les adorais. Un petit marchand rencontré quelques temps avant sur un marché aux puces m'en avait donné la primeur. Ce doit être la seule fois où j'ai dit «je prends» avant de connaître le prix... C'était 300 euros. Je me souviens des vieux curieux autour de nous, qui semblaient dire que c'était trop cher payé.
Pas temps que ça, j'en ai bien profité quelques années et au moment de faire des choix elles sont parties à 5 fois ce prix, vendues pour moi par Maurin sur un beau salon où il exposait. Rien d'incroyable mais rassurant sur certains choix.
Donc ce jour là je viens déballer, à contre coeur, forcé par trop de stock suite à une maison débarrassée pleine à ras-bord. Sans aucune belle pièce d'antiquité, mais énormément de choses. Très rentable rapidement et sur la durée, cette adresse elle aussi mériterait une petite histoire...
Il y a pas mal de véhicules dans la file, ça risque d'être long. On a tous «faim», les affaires sont difficiles...
Je laisse mon coéquipier dans le fourgon et entreprends d'aller chiner, les premiers rentrés déballant déjà. Quelques marchands pareillement impatients me précèdent. Il ne fait pas encore jour, les lampadaires sont déjà éteints, et j'ai oublié ma torche...
Je fais quelques mètres. A ma gauche, sur une bâche un vendeur a déjà déposé quelques bricoles à même le sol. Dans la pénombre un objet attire mon attention, je me baisse et le prends en main. Un casse-noix, visiblement ancien et très insolite, qui me semble être un travail de la forêt noire. Il est cassé, une partie d'une poignée manquante. Je demande le prix. 15 euros. Je prends.
Premier coup de chance car je n'achète que très rarement un truc cassé ou incomplet. Je n'ai aucune idée de ce que ça peut valoir, peut-être 150 euros, mais je trouve ce truc intriguant et très sympa. Je chine encore 2/3 drouilles et fous tout ça dans un petit carton.
Il est temps de déballer.
L'enfer prévu commence. Je n'ai aucune bombe à proposer mais des trucs sympas, notamment en religieux. Quelques croûtes potables. C'est pris en main mais ils ne veulent pas payer. Un groupe de tocards chineurs revendeurs de vinyles se jette sur mes caisses (triées). Un glandu dans le tas me réserve un truc à 5 euros qu'il ne viendra pas chercher, internet l'a sans doute dissuadé entre temps. Aucune surprise 8 fois sur 10 ce genre là c'est de la merde, une réservation pour ces mecs ça ne veut rien dire.
Le gars à qui j'ai acheté le casse-noix vient sur mon stand, trouve 3 ou 4 livres anciens régionalistes. Voulant jouer le jeu je lui fais le tout pour 15 euros, super prix. Il repose... Toi mon coco la prochaine fois que tu vas vouloir me vendre un truc tu vas le sentir passer.
Je suis plutôt connu comme acheteur correct mais je peux être un chien aussi parfois. Plus tard je me suis dit qu'il y avait parfois une justice. Sans lui donner les détails je lui aurais probablement glissé un billet de 100 (pas plus faut pas déconner) lors d'une prochaine rencontre, histoire de le remercier sans qu'il sache vraiment pourquoi, mais aussi pour entretenir le contact de manière intéressée.
Bref la matinée se termine et j'ai bien les boules. Conclusion 60 euros de chiffre brut. Un bouillon mémorable. Dont un beau tapis bradé valant au moins 5 fois ce montant... Je me souviens pourquoi je n'avais plus déballé sur cette broc de merde depuis des années, mais le mercredi il n'y a rien d'autre, et je n'ai plus de place. Je me casse en voulant oublier tout ça très vite...
Ce mauvais moment fait que je range le carton chez moi 2 ou 3 semaines sans en inspecter le contenu dans le détail.
Tranquillou un après-midi ou je finis exceptionnellement tôt je m'y colle enfin. Pour la première fois je l'inspecte en plein jour, et décidément ce truc me plaît bien, dommage qu'il soit cassé. C'est probablement comme je le pensais un travail de la forêt noire du début du siècle dernier. Sur la charnière en laiton je déchiffre une mention qui m'encourage quand même à fouiner un peu sur le net, il n'est pas impossible que cet objet y trouve un preneur plus intéressant que ne le permet cette ville d'Arles en train de crever quoi que vous puissiez lire à son sujet.
Ventes réussies d'ebay: je trouve un casse-noix présentant la même charnière marquée.
Il est d'un ton plus clair, le bois n'est pas peint, juste verni. La sculpture sobre représente un chamois stylisé. Il est complet et en excellent état. Prix de vente réalisée en achat immédiat, pas de pousse-enchères donc, 1600 euros.
Je suis déjà content. Certes le mien est cassé, mais le travail de sculpture est beaucoup plus intéressant. Le bois a de plus été noirci et il reste de très belles traces de polychromie. Et le sujet, «nègre», touche plusieurs collections.
Je me hasarde donc à le proposer en achat immédiat à 2500 avec option offre directe, sur une durée de 10 jours.
La vente est très rapidement suivie par de très nombreux membres, je n'ai jamais connu ça pour un autre objet.
Au bout d'une petite heure je reçois déjà une offre à 1600. C'est là que tout se goupille bien. Je ne sais pas pourquoi je me mets en tête d'en obtenir 1600, mais net frais ebay. Je fais donc une contre-proposition à l'ebayer dans ce sens, soit 1750/1800, je ne me souviens plus exactement. Il ne la refuse pas mais ne la valide pas non-plus; au bout de 2/3 heures nouvelle intuition, je «termine» la vente, ne me demandez pas ce qui m'est passé par la tête, je n'en sais rien.
Je reçois quasi instantanément un message sur ebay, en anglais. Un membre me demande de manière courtoise mais sans fioritures si le nutcracker est encore available. Je lui réponds que oui mais que j'ai préféré le retirer d'ebay afin de réfléchir, tant il avait suscité l'intérêt de nombreux amateurs.
Les échanges suivants ont lieu directement par mail, le mien étant visible dans certaines de mes annonces.
L'individu se présente comme le plus gros collectionneur européen du thème. Il ne s'en targue pas, je sens qu'il énonce simplement un fait. Il m'explique que ma pièce l'intéresse absolument, qu'elle serait en très bonne place dans le musée qu'il prévoit d'ouvrir prochainement sur ce thème, à Vilnius en Lituanie. Et me demande mon prix. Je lui réponds que je réfléchis et que je le tiens très rapidement au courant.
Je fais quelques recherches sur internet, identifie sans problème la personne. Encore jeune entrepreneur en grosse réussite, dans les noisettes et cacahuètes sous emballage notamment. Sa collection fabuleuse est bien sûr mentionnée, vous pourrez trouver quelques infos sur google.
Entre temps il m'avait envoyé 2 ou 3 autres mails insistants, dans le dernier une offre ferme à 3500.
Possibilité de se retrouver à mi-chemin entre Arles et Monaco où il devait passer ses prochaines courtes vacances, en compagnie de sa (ravissante) épouse. Des trucs persos m'ont contraint à privilégier un virement, enregistré dès le lendemain matin, et une expédition en colissimo international à mes frais.
C'est idiot mais j'ai gardé en archives tous nos échanges, tant cette histoire s'est bien goupillée pour moi.
J'ai conscience d'avoir eu énormément de chance et de réussite sur ce coup-là, et dieu sait que c'est rare.
Comme quoi ce genre de choses peut arriver, et qu'il faut toujours écouter son intuition.
Ceci était une anecdote de petit brocanteur, absolument véridique en tout...
Quelques tofs du bouzin: