de David C » 06/05/2020 18:01
Tout le monde n'étant pas sur FB, je recopie ici un petit texte que j'ai pondu à propos de notre écriture à trois mains. Il y a aussi de magnifiques photos et un document sonore qui permet de nous entendre nous engueul... Travailler dans la concorde et la camaraderie. Mais je doute que j'arrive à le remettre ici... Quoi qu'il en soit, si jamais ça peut intéresser quelqu'un, voilà le bouzin.
Cher tout le monde. Désolé, ça a pris un peu plus de temps que prévu, et je sais que ça a pesé sur votre quotidien déjà difficile... Mais tout vient à point qui sait attendre, voici enfin le petit (ahem) texte qui raconte de quelle manière nous écrivons les 5 Terres à trois têtes/six mains. Avec des images en prime et même un document sonore... En ce qui le concerne, je précise qu'il divulgâche un tout petit peu, donc vous pouvez faire l'impasse dessus, juste écouter le début, quand Andoryss Mel nous traite comme du poisson pourri (et puis ça spoile sans spoiler parce que finalement, nous n'avons retenu aucune des hypothèses dont nous discutons). J'espère que ça intéressera un petit peu certain.e.s d'entre vous parce que je me suis quand même un peu cassé la nénette. Si c'est pas le cas, je vous préviens, je balance ma recette de la tarte au concombre. À vous de voir...
LE TEXTE EN QUESTION : Il m'est revenu, de ci, de là, que certains collègues se demandaient quelle mouche m'avait piqué d'écrire les 5 Terres à trois mains et non « tout seul », comme tout le monde/un grand. Du coup, je vous dis trois mots ici de cette forme d'écriture si commune dans l'audiovisuel et si rare en bande dessinée. La première raison qui m'a fait prendre cette décision, c'est bien entendu la quantité et le rythme du travail. Non seulement il fallait écrire trois tomes de 52 planchers par an, mais il fallait également créer un univers tout entier, une foule de personnages, de situations etc. Je me doutais que ce serait difficile, mais ce n'est pas avant d'avoir parlé du projet avec Mélanie, et d'avoir reçu quelques semaines plus tard un gigantesque document Word détaillant les 5 terres, leurs habitants, leur culture, leur histoire, leur faune, leur flore etc. que je me suis rendu compte de l'étendue du travail. Et d'un travail que j'aurais été bien incapable de faire. Créer des mondes, inventer des lieux, des peuples, ce n'est vraiment pas mon truc. Rien que les noms. Quand j'écrivais Wollodrïn, trouver un nom de personnage pouvait me prendre un temps fou. Alors que pour Mélanie, c'est de la rigolade. (Et ne parlons pas des plans, cartes et schémas dont elle agrémentait ses propositions)
En dehors du fait que nous nous connaissons depuis longtemps, nous entendons très bien et que j'ai beaucoup d'estime pour son travail d'écriture (roman, bande dessinée), j'ai compris que j'avais vraiment trouvé LA bonne personne. Et pas que pour cette étape du travail. Le duo était formé, restait à le transformer en trio. Pendant toute la maturation du projet, j'avais en ligne de mire une écriture foisonnante, rythmée, brassant une grande quantité de personnages dans des albums les plus « remplis » possible, mais j'avais aussi une grande crainte, celle de faire quelque chose de pas très original. Un univers animalier de type médiéval mettant en scène des conflits autour d'un trône, je savais que le postulat de départ ne brillait par sa singularité et qu'on allait nous en faire le reproche. Le premier moyen d'étouffer ces critiques, c'était la qualité de l'écriture. Sa qualité et son originalité. Et pour ça, ma conviction était faite, il fallait absolument nous adjoindre quelqu'un qui ne serait pas du sérail. Quelqu'un qui porterait un regard totalement neuf sur notre univers « déjà vu » et sur l'écriture de bande dessinée d'une manière générale. Coup de bol, cette personne, je l'avais rencontré quelques mois auparavant pour signer sa première série de bande dessinée. Patrick Wong, photographe, vidéaste et apprenti scénariste, ne comprenait pas très bien ce que je lui voulais avec mon projet bizarre ni pourquoi je me tournais vers lui, mais acceptais volontiers.
Le temps était venu de nous mettre au boulot. Nous avions un univers. Nous avions une volonté éditoriale (aspect des albums, rythme de parution, j'avais déjà pas mal de choses en tête). Nous avions mon désir de foisonnement, de personnages forts, de surprises, de cliffhangers... « On n'hésite pas à tuer des personnages principaux et attachants !! ». « Je veux un retournement de situation à chaque fin de tome !! ». « Je veux qu'on fasse rentrer 70 planches minimum dans 52 !! ». Le rythme, le style, la volonté, tout était là... Sauf le fond.
Comme j'avais quelques idées rapides sur l'intrigue du premier tome, nous avons pu entrer tête baissée dans le vif du sujet et le premier tome n'a pas été très difficile à écrire. Enthousiasme de la création, des nouveaux personnages, tout allait bien. C'est ensuite que ça s'est corsé. Très vite, des désaccords et des différences de visions ont commencé à poindre, à occuper nos discussions et enfin nos disputes. Le ton est monté. Plusieurs fois. Et c'est à ce moment que nous avons pleinement pris conscience de la difficulté de ce qui nous attendait. Sous des apparences de pur divertissement, le premier cycle des 5 Terres parle beaucoup de politique. Un sujet qui, parait-il nous passionne, nous autres français. Mais qui nous permet surtout de... Nous engueuler copieusement.
Qui décide de quoi ? Qui a raison ? Qui a le dernier mot ? Bientôt, nous avons commencé à nous engluer dans des débats sans fin. Mais qui ont eu une vertu. Celle de faire passer nos idées et nos suggestions respectives dans une passoire au tamis d'une finesse extrême. Aucune des idées qui émaillent les 6 tomes que compte ce premier cycle n'a réussi à passer sans devoir livrer une bataille acharnée. Voilà ce qui arrive quand vous réunissez trois personnes à peu près toutes aussi peu enclines à laisser passer quelque chose qui ne les convainc pas totalement.
C'est épuisant. Nos journées de co-écriture nous ont tous les trois laissés chaque fois nerveusement et émotionnellement ratatinés.
Mais c'est également tout à fait réjouissant. Parce qu'on sait qu'on a donné le meilleur de nous-mêmes. Et un meilleur que, sans doute, on n'aurait jamais donné seul. Aucun d'entre nous n'aurait questionné chacun de ses apports créatifs d'une manière aussi implacable. Et c'est justement ce résultat-là que je voulais atteindre.
Et puis, au fil du temps, nous avons tout à la fois trouvé nos places respectives et installé une mode de fonctionnement plus ou moins établi. Mélanie est sans conteste le moteur créatif. La machine à idées. Elle a une force de création impressionnante. Donnez-lui une heure et elle vous sort de son chapeau les biographies détaillées de 20 personnages qu'elle vient d'inventer. Et mieux que ça, elle les aime déjà. Elle est déjà prête à rire avec eux, pleurer avec eux... Les défendre bec et ongles contre toute contestation. Elle est l'incarnation vivante de l'empathie.
Patrick est le grain de sable. « C'est de la merde » est sans doute la phrase qu'il a le plus souvent prononcé pendant notre première année de travail en commun (jusqu'à ce qu'on la lui interdise). C'est le plus intransigeant de nous trois. Y compris avec lui-même. Celui qui pousse les idées jusque dans leurs derniers retranchements. Et celui qui creuse le plus la psychologie des personnages. Pour lui, impossible d'écrire une ligne de dialogue d'un personnage tant qu'il n'a pas compris ses motivations profondes, son mode de raisonnement, le regard qu'il porte sur le monde etc. Il nous a tellement souvent sauvé des clichés et des lieux communs... Dans beaucoup de chroniques, j'ai lu que les dialogues et la psychologie des personnages faisait partie des choses qui permettaient à la série d'échapper à trop de « déjà vu ». C'est lui qu'il faut remercier pour ça. C'est aussi lui qui a poussé la série dans une direction politique qui a bien failli éjecter Mélanie, tant elle avait ce genre de récit en horreur. Mais finalement, elle est restée, convaincue non seulement qu'elle pouvait y trouver son compte, mais aussi que tous les cycles de la série n'auraient pas cette coloration.
Enfin, votre serviteur est une espèce de dernière couche ambulante. Ma manière de raisonner à moi s'articule principalement autour d'une pensée principale : le lecteur. Comment le surprendre, comment jouer à lui, ce qu'on doit lui dire, pas lui dire, lui faire comprendre, lui faire deviner... C'est en me confrontant à mes deux acolytes que j'ai pu me rendre compte à quel point cette préoccupation m'habitait sans cesse. Ça et le rythme. Le découpage narratif. C'est mon truc. C'est là que je me sens le plus à l'aise et que je prends le plus de plaisir. C'est d'ailleurs ce qui revient souvent comme commentaire sur mon boulot d'écriture. Qu'à défaut de révolutionner quoi que ce soit, c'est bien raconté. Je le prends comme un vrai compliment. Parce que si c'est quand même le minimum qu'on puisse attendre d'un scénariste professionnel quand on accepte de mettre 15 euros dans un livre, c'est aussi plus difficile à réussir qu'il n'y paraît.
Je l'ai dit, et j'y reviens, notre trio a finalement trouvé un modus operandi qui convenait à tout le monde. Si je devais le résumer rapidement, je dirais « Mélanie propose, Patrick conteste, David synthétise ». Évidemment, c'est très schématique. Mais pas si éloigné de la réalité. Je vous ai joins un enregistrement sonore d'une de nos discussions de travail, qui est une illustration assez parfaite de cette dynamique.
Enfin, concrètement, le travail se découpe comme suit. Nous nous réunissons plusieurs fois de suite pour mettre au point ce qui se passe dans un tome. Après X heures et débats houleux, nous définissions ensemble ce qui se passe dans chaque scène. Suite à quoi, le travail de première écriture est réparti à égalité entre Mélanie et Patrick qui livrent un premier jet dialogué. Sur lequel je m'appuie ensuite pour préciser le découpage narratif, et refaire une passe sur les dialogues, rallonger ici, raccourcir là, raboter ceci, mettre le doigt sur tel dernier détail... Enfin, tout le monde relit et annote et notre document d'une bonne centaine de pages word est prêt à s'envoler vers l'étape storyboard. Mais ça, c'est pour un autre post...