Un projet de 2018 atteste que l’Institut de virologie de Wuhan et ses collaborateurs américains prévoyaient de créer un virus semblable au Sars-CoV-2.
De notre correspondant à Hongkong, Jérémy André
Publié le 24/09/2021 à 18h00 - Modifié le 27/09/2021 à 06h04
« Nous introduirons des sites de clivage adéquats spécifiques à l’homme. » Cette phrase, écrite en 2018, est-elle la preuve que le coronavirus responsable du Covid-19 est issu d’un laboratoire ? Elle témoigne en tout cas que des chercheurs internationaux et de Wuhan avaient l’intention de produire des virus semblables au Sars-CoV-2, deux ans avant la pandémie. Ce plan de recherche se trouve en effet inscrit en avril 2018 dans une demande de financement auprès de la défense américaine, faite par un groupe de chercheurs internationaux liés à l’Institut de virologie de Wuhan. Il prévoit en résumé d’insérer des sites de clivage adaptés à l’homme dans la protéine spike de coronavirus cultivés en laboratoires, et d’analyser ainsi le rôle des « sites de clivage de furine » chez les Sars-CoV, la famille du virus du Sras de 2003. Comme le reconnaît le document, l’ajout de cette insertion clé a pour conséquence d’accroître la transmissibilité chez l’homme de ces virus de chauve-souris. Or, elle n’a jusqu’à aujourd’hui jamais été trouvée au sein de cette famille de virus dans la nature. Mais elle se retrouve spécifiquement dans le Sars-CoV-2, apparu en 2019 à Wuhan.
La mention de ce projet figure en page 11 d’un document jusque-là totalement secret, mis en ligne ce mardi. C’est le dernier coup d’éclat de Drastic, un groupe d’enquêteurs indépendants devenu célèbre pour ses révélations accablantes sur l’origine du Covid-19 et les laboratoires de Wuhan. Le dossier aurait été obtenu par une source anonyme. Il s’agit d’une demande de financement pour un projet de recherche. Pour répondre à un appel à projets de la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), EcoHealth Alliance (EHA), une organisation privée américaine spécialisée dans la prévention des pandémies, a déposé en avril 2018 une proposition intitulée « Projet Defuse : désamorcer la menace des coronavirus de chauve-souris ». Ce document détaille un projet de recherche particulièrement audacieux, qui inclut donc la fabrication de virus Sars-CoV chimériques dotés de site de clivage de furine, en collaboration avec l’Institut de virologie de Wuhan.
Cow-boy de la recherche
En 2018, EHA et son charismatique président, l’Anglo-Américain Peter Daszak, et Shi Zhengli, spécialiste chinoise de la chasse au virus de chauve-souris, cherchaient à financer ces expériences. Jugé trop risqué, le projet a cependant été refusé par la Défense américaine. Ne reste plus désormais qu’à savoir si les scientifiques chinois ont tout de même réalisé une partie du projet, même sans les fonds de l’armée américaine. « Daszak et EHA sont devenus fous », réagit en privé un virologue en découvrant ce nouveau document, dont l’authenticité n’a pas été niée par EHA. Si le projet Defuse n’est pas encore le « smoking gun » (pistolet fumant) démontrant définitivement qu’un accident de la recherche est à l’origine du Covid-19, c’est indéniablement un tournant majeur dans l’enquête.
Début 2020, quand le virus est apparu, les mêmes virologues de Wuhan et leurs collaborateurs internationaux ont affecté la surprise. Pour faire taire les spéculations, une vingtaine de grands scientifiques du monde entier ont même signé dans The Lancet mi-février 2020 une « déclaration de soutien » aux médecins et chercheurs chinois, condamnant les « théories du complot qui suggèrent que le Covid-19 n’a pas une origine naturelle ». En réaction, une petite communauté de chercheurs dissidents et d’internautes passionnés s’est constituée sur les réseaux sociaux, principalement Twitter, refusant de conclure à une origine naturelle sans enquête préalable. Ils se sont baptisés Drastic (Decentralized Radical Autonomous Search Team Investigating Covid-19, « Équipe décentralisée, radicale et autonome de recherche enquêtant sur le Covid-19 »).
Leur première et principale découverte a d’abord concerné le plus proche parent du Sars-CoV-2, un virus de chauve-souris baptisé RaTG13, publié étrangement par l’Institut de virologie de Wuhan au tout début de la pandémie, sans plus d’information. L’un d’eux, jeune twittos indien utilisant le pseudonyme de « The Seeker » (le chercheur en anglais), a découvert en mai 2020 des mémoires de recherche des années 2010 indiquant que le site de collecte de RaTG13, une mine du Yunnan (province au sud-ouest de la Chine, à 1 500 km de Wuhan), dans le district de Mojiang, avait été le théâtre en 2012 d’un incident grave, la mort de trois employés, par une pneumopathie similaire au Covid-19. Contrairement aux obligations internationales, l’incident n’avait jamais été rapporté à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La mine avait par la suite été visitée par les chercheurs de l’Institut de virologie de Wuhan au moins quatre fois entre 2013 et 2015, sans que les virus qui y ont été collectés fassent l’objet de publications.
Martyr de la science
Malgré cette découverte intrigante, l’« establishment » scientifique est resté largement hostile à ceux qui s’interrogeaient sur l’origine du virus. Dans le même temps, dès les premiers jours de l’épidémie, Peter Daszak, proche collaborateur des laboratoires de Wuhan, s’est imposé comme l'un des interlocuteurs favoris des médias internationaux et des grandes revues scientifiques. C’est que le président d’EcoHealth Alliance est très bien connecté, un « entrepreneur scientifique », décrit le professeur australien Colin Butler, un ancien collègue. Dès le 31 janvier 2020, interrogé par le magazine Science, Daszak assimile les premières questions posées alors sur l’éventualité d’un accident de recherche aux « mythes » d’une « arme bactériologique ». Puis, en mai, au moment où l’équipe de Drastic se formait et découvrait la vraie origine de RaTG13, il fournit à la presse internationale encore une explication toute trouvée : l’échantillon avait été oublié dans le « congélateur ». La présence d’un proche parent du Sars-CoV-2 dans l’un des laboratoires de Wuhan ne serait qu’une pure coïncidence. Les chercheurs ayant ratissé l’Asie en quête de virus, ils avaient simplement collecté sans le savoir un échantillon, mais ne l’avaient pas analysé.
Cela n’empêche pas la polémique d’enfler. Fin avril 2020, des médias révèlent qu’EcoHealth Alliance recevait des fonds de l’Institut national de la santé américain pour financer des recherches à l’Institut de virologie de Wuhan. En réaction, la Maison-Blanche ordonne de couper subitement une bourse en cours d’EHA de 4 millions de dollars. Depuis un mois, Donald Trump éructe contre le « virus de la Chine » qui bouleverse ses plans de campagne, et promet des « preuves », laissant flotter une ambiguïté, ne précisant pas s’il accuse la superpuissance rivale d’un accident de la recherche ou d’avoir relâché une arme bactériologique. Ces preuves ne viendront jamais. Victime du président sortant honni par la communauté scientifique, Peter Daszak est érigé en martyr de la science. Fin mai 2020, 77 Prix Nobel signent une lettre ouverte dénonçant un « dangereux précédent d’interférence dans la conduite de la science ». Et comme un pied de nez aux accusations de l’exécutif américain, le président d’EcoHealth Alliance est choisi pour siéger à la commission de la revue The Lancet sur l’origine de la pandémie… ainsi que pour participer à la mission conjointe de l’OMS à Wuhan – alors même qu’il n’était pas un des trois candidats officiels des États-Unis. Ses partisans voient en lui le meilleur expert, familier de la Chine et du domaine de recherche. Mais d’autres, plus rares, dénoncent, comme l’Américain Richard H. Ebright, un « conflit d’intérêts » patent.
"Peter Daszak a arrangé la tribune publiée par "The Lancet"."
Gary Ruskin, USRTK
De fait, rien ne prouvait initialement que les liens de Peter Daszak avec le laboratoire de Wuhan influençaient ses opinions scientifiques, ni qu’il utilisait son influence et ses positions pour faire obstruction à une enquête sur les laboratoires. Mais en novembre, une organisation non gouvernementale luttant pour la transparence dans la communauté scientifique, « US Right to Know » (USRTK), rend publics des e-mails de février 2020, démontrant que le scientifique anglo-américain avait rédigé la lettre parue dans The Lancet rejetant toute interrogation sur un éventuel accident de laboratoire comme « théorie du complot ». « Peter Daszak a arrangé la tribune publiée par The Lancet », accuse encore Gary Ruskin, fondateur de USRTK. Pour révéler ces pièces confidentielles, ni fuite, ni hacking, ni gorge profonde : l’ONG a obtenu ces documents en déposant une requête légale basée sur le Freedom of Information Act (FOI, loi sur la liberté de l’information), une procédure permettant à une association ou un média de réclamer les correspondances de toute personne rémunérée par de l’argent public.
Caverne et gorge profonde
« Nous, le public, avons le droit de lire le produit du travail de ceux qui sont payés avec des dollars venus des contribuables », revendique donc Ruskin. Intriguée par la controverse entourant Peter Daszak et EcoHealth, USRTK a émis à partir de l’été 2020 des demandes auprès de dizaines d’institutions de recherche et d'universités, en visant par exemple des directeurs d’EcoHealth Alliance. « Nous n’avions aucune idée de ce que nous allions trouver, ajoute le directeur d’USRTK. Je m’attendais à essayer et échouer misérablement. » La publication est la première fissure dans la réputation de Daszak. Qui conserve pourtant le soutien de ses pairs, et fera bien partie de la mission de l’OMS à Wuhan. « L’université qui a livré les mails a réagi en disant qu’ils avaient fait une erreur et qu’ils ne la répèteraient pas ! » s’étonne toujours Ruskin. Au fil des mois, plusieurs enquêtes ont révélé d’autres liens avec EHA des 27 signataires de la lettre à Lancet, forçant la revue à amender la publication en notant les liens omis entre la Chine et Peter Daszak d'EcoHealth Alliance - mais pas ceux avec l'Institut de virologie de Wuhan ! Depuis, USRTK a multiplié les requêtes au titre de la loi FOI, et a été imitée par plusieurs médias. Confirmant même que des scientifiques ayant publiquement martelé que le virus avait forcément une origine naturelle discutaient en privé de la possibilité d’un accident de la recherche.
Grâce à une requête similaire au titre de la loi FOI, le site d’investigation The Intercept a obtenu début septembre 2021 plus de 900 pages de documents sur les financements reçus par EcoHealth Alliance pour des projets en collaboration avec l’Institut de virologie de Wuhan. Si ces documents attestaient la mise en route au milieu des années 2010 de recherches à haut risque sur les coronavirus, ils ne permettaient pas encore d’établir précisément que l’Institut de virologie de Wuhan ou EcoHealth Alliance prévoyaient spécifiquement des expériences pouvant mener à la création d’un virus comme le Sars-CoV-2. C’est par contre exactement ce qu’atteste le projet Defuse révélé par le groupe d’enquêteurs indépendants Drastic. Comment ont-ils mis la main dessus ? « Certaines personnes aux États-Unis ne sont pas contentes, et elles l’ont fait fuiter », explique Gilles Demaneuf, un ingénieur français basé en Nouvelle-Zélande, et une des figures publiques de l’équipe.
"Certaines personnes aux États-Unis ne sont pas contentes, et elles l’ont fait fuiter."
Gilles Demaneuf, membre de Drastic
Malgré l’importance de l’information, l’écho de la révélation du projet Defuse reste limité. Interviewés par The Intercept, plusieurs experts ont bien reconnu que l’existence d’un tel document changerait la donne, mais d’autres restent sceptiques. Car une très grande méfiance prévaut encore envers les enquêteurs de Drastic. Quand les grands médias ont mis le groupe sous les projecteurs en 2021, un universitaire américain spécialiste de la Chine a d’ailleurs pointé une série de profils aux positions peu scientifiques, voire antivaccins, gravitant autour des débats sur l’origine, les associant à Drastic. Mais aucune de ces personnes ne faisait en réalité partie de l’équipe. Gilles Demaneuf reconnaît tout au plus qu’un membre initialement mentionné sur leur site Web a été exclu, pour des tweets « agressifs » contre des chercheurs.
Chauves-souris de laboratoire
Quoi qu’ils fassent, l’étiquette de complotistes leur colle donc à la peau. Dans le cas du projet Defuse, plusieurs virologues argumentent que la Darpa a refusé de le financer, et donc que rien ne prouverait que les expériences à risque aient été finalement menées. De même, pour l’incident de la mine de Mojiang ayant conduit à la mort de trois employés par une pneumopathie semblable au Covid-19 en 2012, il n’aurait aucun lien avec le Sars-CoV-2 à croire les déclarations de chercheurs de l’Institut de virologie de Wuhan. S’ils disent vrai, il faudrait donc supposer que les éléments apportés par les enquêteurs indépendants soient trompeurs, mal interprétés ou erronés. Marion Koopmans, une virologue néerlandaise, et Stuart Neil, un virologue britannique, ont par exemple suggéré que les tests sérologiques des malades mentionnés dans la thèse de 2013 seraient des faux positifs. « Il n’y a aucune donnée derrière cette assertion », réplique The Seeker, le membre de Drastic qui a retrouvé ce mémoire de master de médecine. Pour lui, des documents infalsifiables d’avant 2019 sont plus solides que des opinions déclarées par des chercheurs chinois après le déclenchement de la pandémie. « En outre, comment quatre tests sur quatre pourraient être des faux positifs ? » ajoute-t-il. Et de simplement demander que l’Institut de virologie de Wuhan, qui avait analysé les sérologies, donne accès aux échantillons pour une enquête indépendante.
Mais pourquoi les chercheurs de Wuhan, des experts encensés par leurs pairs, auraient-ils dissimulé si longtemps à la fois l’incident de Mojiang, et une partie de leurs recherches menées sur des Sars-CoV ? « Je ne peux voir que deux raisons possibles pour avoir caché ce fait », commente The Seeker. « Soit ils préparaient un article important pour Nature ou Science et ils restaient silencieux pour des raisons de compétition. Une possible transmission directe chauve-souris-homme d’un virus de type Sars-CoV, avec trois décès à la clé, aurait été une matière d’intérêt intense et mondial pour la recherche. Ou bien les autorités chinoises auraient classifié toute recherche à ce sujet, encore une fois du fait de l’importance de ces cas. » Un abîme de questions que nombre de scientifiques se refusent toujours à poser, soit par corporatisme, soit parce que la dernière hypothèse, celle de recherches classifiées, ressemble trop exactement à un scénario classique de « théorie du complot ».
Le plus dérangeant sans doute est désormais que ces dissimulations ne constituent plus seulement une affaire chinoise. La révélation du projet Defuse confirme une fois de plus que Peter Daszak et certains scientifiques internationaux ayant collaboré avec lui ou l’Institut de virologie de Wuhan ont dissimulé des informations critiques, voire menti de manière répétée. Par exemple, le président d’EcoHealth Alliance a assuré à plusieurs reprises que le laboratoire de Wuhan ne conservait pas de chauves-souris vivantes. Pour démontrer que c’était faux, Drastic a publié en juin 2021 l’analyse d’une longue vidéo publiée par l’Académie des sciences de Chine figurant des chauves-souris dans l’Institut de virologie de Wuhan. Mais il s’agissait d’autres espèces que celles infectées habituellement par des parents du Sars-CoV-2, objectaient les spécialistes. Le projet Defuse, signé par Peter Daszak en personne, révèle que l’équipe qu’il menait prévoyait de capturer et d’amener à Wuhan 20 chauves-souris rhinolophes, l’espèce au sein de laquelle RaTG13 a été collectée et qui peuple la mine de Mojiang.