Retour sur Alias (2001-2006)Si Milo Rambaldi, personnage type de l'humaniste renaissant, représenté dans ses travers les plus dissuasifs, ceux d'un vieux fou mort en prison, avait prévu les souffrances et les atrocités occasionnées par la mise en oeuvre de sa prophétie, une arme de destruction massive au service d'une poignée d'oligarques ligués contre le reste de l'humanité, le portrait qu'il laisse de lui au terme des siècles de son histoire ne plaide pas en sa faveur, et ce même s'il avait désigné l'élue en Sydney Bristow, héroïne de la série de fiction "Alias". Car le plus simple et le plus sage eût consisté à s'abstenir de susciter les convoitises. Un homme vertueux n'enseigne pas l'usage du feu à des pyromanes.
Connaissant le goût maladif des humains pour le pouvoir, il savait, en pronostiqueur capable d'envisager les moindres variables, tout le mal qui découlerait de son plan. L'intérêt d'interpréter le scénario d'"Alias" en commençant par Rambaldi revient à montrer une toile de fond. Outre le fait qu'il représente l'élément le plus ancien, le fil rouge de l'histoire, il focalise sur son architecture verbale et technologique toute l'attention des autres protagonistes, rouages d'un scénario eux-mêmes attachés à décrypter un autre scénario chronologiquement antérieur avec lequel ils interagissent, mise en abyme où se joue le drame de leur liberté en prise avec le destin. La malhonnêteté du vieillard réside dans son double statut de juge et de parti, de marionnettiste cruel dont chacun aurait préféré se passer.
Contrairement aux agents de la CIA et à leurs adversaires engagés dans une course perpétuelle aux quatre coins du monde, signes d'une Amérique mondialisée qui semble s'affoler autant qu'elle triomphe, Rambaldi apparaît comme le point géométrique à la fois le plus statique et le plus fuyant: statique car localisé au coeur d'une Italie résolument culturelle, patrimoine mis à mal par un nouveau continent en quête de racines et, pour ce motif, objet d'une mystérieuse facétie; fuyant car perdu aux confins d'un chemin tortueux, dont le tracé se devine entre les lignes d'une carte brouillée. Que l'Horizon se révèle comme la dernière pièce de la machine infernale n'a pas davantage de rapports avec le hasard. Il n'y a rien de plus difficile à rattraper, sauf le passé.
Avant Rambaldi, seule l'humanité ambivalente nourrit le terreau étrange de toutes les intrigues à venir, entre la bienveillance et le machiavélisme, le réconfort d'une vie paisible menacée par le malheur de ceux qui en veulent toujours plus. Le savant sorcier, ni bon ni mauvais, incarne le potentiel offert à ses descendants et successeurs, la nécessité pour eux de choisir entre le bien et le mal. Même les plus sceptiques gardent la chance d'avoir un jour le dernier mot. Les progrès en médecine et en génétique, tout comme la course à l'armement, ne doivent rien aux ruminations ancestrales d'un illustre inconnu. La rationalité, dans sa force comme dans sa faiblesse, suffit à expliquer les développements de la recherche, de la science et de la technique, la rationalité ainsi que la chance, les accidents de parcours, les causes difficiles à définir. Quant au décryptage, il n'avance jamais qu'à travers le prisme de schémas de compréhension acquis, sans quoi le message n'aurait aucun sens.
Le lecteur ne lit que dans les limites de ses capacités. Plus il se projette, plus son désir oriente l'interprétation. Et plus il dispose de moyens, ceux des grandes fortunes, des meilleurs laboratoires et des gouvernements corrompus, plus la réalisation prend le pas sur le projet, la pratique sur la théorie. Il n'y a qu'une ligne à franchir, de là à se convaincre de son statut d'homme de foi éperdu, Arvin Sloane, ou de femme opportuniste qui, à force de ne croire en rien, finit par croire n'importe quoi pour atteindre ses objectifs inavouables, Irina Derevko. L'amant déchu et la mère indigne se partagent ainsi la toile de fond secondaire, completée par la figure du père embarassé, Jack Bristow, à ce niveau l'allié par excellence de sa fille. La troisième toile de fond principale reviendra à Michael Vaughn, dont Sydney apprendra tardivement le caractère programmé de leur rencontre ainsi que les activités sous-marines contre Prophète 5, l'ultime Alliance.
S'ajoutent, selon une logique combinatoire, les complications d'ordre historique (Guerre Froide; après-Guerre Froide), institutionnel (SD-6, organisation dissidente camouflée en branche secrète de la CIA; APO, branche secrète de la CIA reconvertie en organisation dissidente pour lutter contre la corruption au sein des services), professionnel (le milieu universitaire; la fausse banque servant de couverture), familial (trois soeurs Derevko; deux soeurs Bristow), biologique (Sydney morte pour renaître; Anna Espinosa reconvertie en clone de Sydney), filial (finalement Arvin aime moins sa fille Nadia Santos qu'il ne se passionne pour l'oeuvre de Rambaldi; seul le pouvoir intéresse Irina, mais elle trahit des signes d'attachement à ses filles), amoureux (Danny Hecht et Sydney; Michael Vaughn et Lauren Reed), amical (Francie Calfo; Will Tippin), complémentaire ou antagoniste (Rachel Gibson; Kelly Peyton), identitaire (les faux passeports; les déguisements).
La perpétuelle inversion du scénario, qui contribue à tenir le spectateur en haleine au fil des cinq saisons, repose sur des impératifs concrets de missions légitimant son caractère improbable en même temps qu'elle assure l'effet de surprise consécutif à ses rebondissements. Dans un premier temps, il faut s'habituer à l'idée selon laquelle les personnes ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent, et que les situations restent complexes là où l'on voudrait qu'elles deviennent simples, surtout d'un point de vue éthique. Dans un deuxième temps, il s'agit de comprendre que, la manipulation mise à part, seule cette complexité peut amener une personne droite à dévier temporairement de sa route mais qu'elle s'efforcera toujours d'y revenir, de réparer ses erreurs et donc de se faire pardonner avec sincérité. De deux profils criminels, on distinguera ainsi l'alliance ponctuelle avec de simples hors-la-loi susceptibles de bénéficier de circonstances atténuantes eu égard à leurs bonnes intentions, telle Renée Rienne, de la lutte finale contre les hors-la-loi foncièrement méchants, qui n'aident parfois leurs adversaires que dans le but d'accéder, plus tard, à des intérêts condamnables, telle Elena Derevko.
Chaque profil développe une approche spécifique de l'agent double et, selon les termes consacrés, de "ce qui doit être fait", dernier alibi de tous. Les définitions entrent en conflit jusqu'à leur résolution, en règle générale, soit par une peine de prison ou par la mort infligée à bon escient, plus par nécessité que par vengeance, soit par la révision de son propre jugement après coup, compte tenu d'informations supplémentaires entraînant la mise en place d'un nouveau protocole. Ainsi Marcus Dixon finit-il par admettre que Sydney avait raison de lui dissimuler le véritable visage du SD-6, et celle-ci rejoint-elle son père dans l'intention d'éliminer Irina. L'informaticien Marshall Flinkman, maladroit autant que sympathique, mais extrêmement loyal, utile et efficace y compris sur le terrain, désamorce la tension ambiante, apporte une respiration salutaire. Une fois vidée de son inepte substance ésotérique et occultiste, la grande criminalité, dite en col blanc, se réduit au mercenaire reconverti en homme d'affaires sans scrupules, Julian Sark. Là, les choses deviennent plus simples.
De nature métaphysique précédant donc l'être humain, et "Lost" se heurtera au même écueil tout comme l'avait fait "Incassable" de Shyamalan dans la lignée d'une tare hollywoodienne voire d'une portée anthropologique malheureusement plus large, le seul imbroglio que la série peine à débrouiller consiste à ne pas opérer la distinction, pourtant implacable, entre l'harmonie du Dao, d'une part, et le manichéisme, d'autre part. Au critique de rappeler que, à la base, le masculin et le féminin ne sont pas en opposition mais en harmonie, que le bien et le mal n'ont rien à voir avec les complémentaires universels. Le bien dispose de fondements ontologiques propres au sein même de cette complémentarité, alors que le mal n'est que corruption sans principe inhérent. Le monde souffre du mal mais il n'existe pas de forces maléfiques dans le cosmos. La confusion humaine autour de ces couples de notions provient de leur superposition partielle lors d'expériences vécues comme problématiques telles que, par exemple, une dispute conjugale dont on tirerait hâtivement des conclusions générales. Le scénario, plutôt voué à l'action, maintiendra cette réflexion au stade de l'implicite.
"Alias" bénéficie d'une profondeur et d'une épaisseur d'autant plus crédibles que nous la découvrons avec les yeux de Sydney à ses débuts, un regard d'abord immergé dans un monde riche en repères familiers, destinés à mettre à l'aise le commun des mortels. D'autres clins d'oeil externes surgissent ici et là, au détour du casting entre autres, renvoyant aux clichés de l'espionnage tel que perçu par le grand public à travers ses classiques littéraires et cinématographiques. Puis, comme Sydney, nous devenons de moins en moins naïfs. Nous apprenons moins, en définitif, sur les coulisses de l'espionnage, puisqu'il s'agit de fiction, que sur nos propres préjugés, sur les limites de notre intuition, sur notre relative incapacité à anticiper un scénario en temps réel, sur notre désir d'aller de surprise en surprise selon un pacte psychologique avec l'oeuvre, riche en enseignements sur nous-mêmes.
D. H. T.
Retrouvez ma lecture du scénario d'Alias sur mon blog.