"Le risque est que la France s'habitue à ce que des droits, considérés comme acquis, soient remis en cause", s'alarme l'ONG alors que son rapport annuel est publié, mercredi.
L'état d'urgence en France est dans le collimateur d'Amnesty International. Dans son rapport annuel, publié mercredi 22 février, l'ONG estime que les autorités françaises ont mis à mal "certains droits fondamentaux" avec les multiples prolongations de ce régime d'exception. Selon l'organisation, "le risque est que la France s'habitue à ce que des droits, considérés comme acquis, soient remis en cause".
Après avoir déjà épinglé l'état d'urgence en France, à la mi-janvier, dénonçant des mesures "discriminatoires", Amnesty international en remet une couche. Franceinfo revient sur les trois principales critiques.
Des prolongements "injustifiables"
"Pour qu'un état d'urgence soit déclaré ou prolongé, il faut que les autorités en démontrent, à chaque fois, la nécessité", explique à franceinfo le responsable du programme "Libertés" à Amnesty International, Nicolas Krameyer. Or, notre lecture, c'est qu'il n'y a plus de nécessité de l'état d'urgence, ou que cette nécessité n'est plus du tout démontrée par les autorités, ni même par les faits avancés."
Des experts du terrorisme, auditionnés par l'Assemblée nationale, ont indiqué que "les bénéfices de l'état d'urgence ont essentiellement été durables pendant quelques semaines, après son déclenchement en novembre 2015", rapporte également Nicolas Krameyer.
"Nous n'avons pas à prolonger l'état d'urgence au-delà de ce qui est strictement nécessaire, mais le gouvernement considère qu'à partir du moment où il y a toujours un danger terroriste, on sera toujours sous l'état d'urgence. Donc, on peut faire comme les Egyptiens, et y être pendant cinquante ans", estime auprès de franceinfo Michel Tubiana, président d'honneur de Ligue des droits de l'Homme. Pour l'avocat de l'ONG, Patrice Spinosi, le renouvellement de l'état d'urgence est une mesure "essentiellement politique".
"A partir du moment où on a vendu aux Français que l'état d'urgence était une nécessité pour combattre le terrorisme, aucun gouvernement ne peut se permettre d'y mettre fin car ce serait prendre un risque politique considérable." - Patrice Spinosi, avocat de la Ligue des droits de l'Homme à franceinfo
Un dispositif inefficace
"Le gouvernement exploite la peur et ment ostensiblement quand il soutient que l'état d'urgence a une quelconque efficacité dans la lutte contre le terrorisme", lance Michel Tubiana.
Les chiffres avancés par Amnesty International sont accablants. L'ONG souligne que "de la fin 2015 à la fin 2016, seules 0,3% des mesures liées à l'état d'urgence ont débouché sur une enquête judiciaire pour faits de terrorisme".
Dans le détail, quelque 6 500 mesures (perquisitions administratives, assignations à résidence, etc.) ont été prises dans le cadre de l'état d'urgence. Mais cela n'a débouché que sur le lancement de 20 enquêtes judiciaires et sur l'ouverture de 196 enquêtes par le parquet antiterroriste.
Derrière ces chiffres, il y a des personnes et des vies parfois en miettes. Comme celle de Julien, 31 ans, que franceinfo a rencontré au début du mois de février. Il est assigné à résidence depuis quatorze mois. Il n’a plus le droit de quitter sa commune de Lagny-sur-Marne (Seine-et-Marne) sauf pour aller pointer au commissariat de Noisiel, trois fois par jour, dimanche et jours fériés compris.
Converti à l'islam, il lui est reproché d’avoir suivi les cours d’un "militant pro jihad" et d’être en relations avec des "personnes radicalisées". Julien fréquentait la mosquée de Lagny, présentée par le gouvernement comme un "foyer d'idéologie radicale", et fermée le 1er décembre 2015. Une assignation à résidence injustifiée pour son avocat : "Si les enquêteurs n’ont pas réussi à rassembler assez d’éléments en plus d’un an, c’est qu’il y a un problème." Sauf qu'entre-temps, Julien a perdu son travail et que sa vie sociale est désormais quasi-inexistante.
Un texte détourné du cadre anti-terroriste
"Si c'est la lutte antiterroriste qui a été invoquée pour déclencher l'état d'urgence, ce qui était tout à fait justifié, selon Amnesty International, en novembre 2015, il faut bien voir que la rédaction même de la loi pose problème", déclare Nicolas Krameyer.
"Dans le texte, on ne parle pas de mettre en place des mesures contre des personnes suspectées d'actes terroristes ou d'intentions terroristes, mais des personnes dont le comportement est susceptible de constituer une menace pour l'ordre public." - Nicolas Krameyer responsable du programme Libertés chez Amnesty International
En clair, avec ce texte, il est possible de viser d'autres personnes que celles soupçonnées de préparer des attentats. Ce qui a permis au gouvernement d'interdire des manifestations de militants écologistes pendant la COP21, à la fin 2015, et pendant les débats sur la loi Travail. Ainsi, 141 manifestations ont été interdites en France à cause de l'état d'urgence pour la seule année 2016. "C'est beaucoup plus que les années précédentes, mais nous attendons encore les chiffres détaillés des autorités", précise Nicolas Krameyer.
Pour Michel Tubiana, "la situation est plus grave que ce que dit Amnesty International". "Aujourd'hui, nous retrouvons dans la loi un certain nombre de mesures qui ont été prises sous couvert de l'état d'urgence et qui sont passées dans le droit commun : on a fait de l'exception la règle", s'inquiète-t-il.