de euh... si vous le dites » 21/01/2020 09:40
Black Narcissus (1947) - Michaël Powell et Emeric Pressburger
Tout d’abord, je voudrais dire que j’ai trouvé le film formellement absolument somptueux. Le travail sur les couleurs, la lumière, la bande son (bruitages et musique) ont été pour moi un ravissement de tous les instants.
Le film est structuré autour de la tension entre deux injonctions temporelles :
• Un facteur d’instabilité : la nécessité pour les nonnes de réitérer leurs vœux chaque année
• Une deadline : Dean qui prédit aux nonnes qu’elles auront quitté les lieux avant les premières pluies
Cette mise en tension va se matérialiser sous la forme d’une mise à l’épreuve au cours de laquelle chaque personnage se révèlera face à lui-même et face à la communauté.
Sur un mode que j’ai trouvé souvent comparable aux schémas du cinéma de type « survival », le film montre le délitement d’une petite communauté par contamination progressive de ses propres membres.
Le retour du refoulé, opérant par vagues successives, par bouffées qui emportent les personnages, sous les effets de ce vent omniprésent, couplé à un traitement visuel qui en exacerbe tous les traits, porte presque le film dans les contrées du cinéma fantastique. A certains moments, le film m’a même assez bizarrement fait penser à certains élément du Solaris de Stanislas Lem.
Basculement dans la folie (Ruth), refuge dans la poésie (la sœur qui plante des fleurs à la place des légumes prévus), retour du passé, tensions sexuelles,… personne n’échappe à ce lieu qui se transforme, sous la forme d’une parenthèse hors du temps, en une projection mentale de leurs désirs.
Trois figures masculines vont également révéler les contradictions de cette petite communauté et particulièrement de sister Clodagh, jeune nonne hésitante, rapidement dépassée par les évènements et tiraillée de toutes parts.
Les précédents avis ont détaillé tout ce qui relevait de la tension sexuelle avec le triangle formé par Clodagh, Ruth et Dean. C’est évidemment un élément central du film (le désir féminin me semble d’ailleurs traité de manière assez frontale pour l’époque), je ne m’y attarderai donc plus.
Sinon pour dire que ce rapport Clodagh – Dean se double à l’autre extrémité du spectre de l’incompréhension face à l’attitude du vieux sage immobile sur sa montagne.
D’un côté comme de l’autre, Clodagh se trouve devant une contradiction insoluble : d’un côté, impossibilité de retour au monde séculaire et de l’autre impossibilité tout aussi grande d’habiter pleinement un monde spirituel apaisé.
Cette contradiction, Clodagh ne pourra la lever que par l’évitement.
Le troisième personnage masculin important du film, le jeune prince insouciant, va quant à lui servir à replacer le film dans son enjeu temporel. C’est cet aspect qui, par-dessus tous les autres, va, à mon sens, élever le film à un niveau plus universel que celui d’une simple communauté de nonnes qui part en sucette.
C’est la manière que l’on choisit (ou que les circonstances nous imposent) d’habiter le monde que va mettre en jeu la mise en tension des personnages de Clodagh et du prince.
Là où la mission de Clodagh est de pérenniser la présence de sa petite communauté dans un lieu isolé, de s’inscrire durablement dans un espace défini, le prince (et au-delà, l’environnement local dans son ensemble) est présenté comme une personne qui vit dans un éternel présent, une présence dégagée des contingences liées au passage du temps.
En creux, il montre le renoncement de Clodagh à l’instant présent et la soumission de toutes ses actions au seul objectif de maintenir sa communauté dans ce couvent réaménagé.
Face à l’échec de plus en plus prévisible de cette mission, Clodagh opposera un refus obstiné de céder qui parait motivé par un orgueil bien trop banalement humain.
Le film se termine dès lors là aussi sur un constat d’échec, avec le départ de la communauté sous la pluie et la réalisation de la prophétie de Dean.
Au final, cette histoire de nonnes dans un couvent isolé dans des montagnes indiennes de carton-pâte me semble plus universel qu’il n’y parait au premier abord.
Ce sont nos choix d’appartenance au monde qui y sont reflétés. Les contradictions des personnages dépeints dans le film sont-elles si éloignées des nôtres ?
Après tout, ne sommes-nous pas un peu tous les acteurs de notre propre «survival » ?
Ma note : 5/6
"Ca ne résout pas vraiment l'énigme, ça y rajoute simplement un élément délirant qui ne colle pas avec le reste. On commence dans la confusion pour finir dans le mystère."
Denis Johnson - "Arbre de fumée"