Je comprends ton ressenti, yann, mais ne partage pas ton analyse.
Pour résumer, je pense qu'un amateur de cubisme, tu peux lui organiser quarante expos sur la peinture baroque flamande en bas de chez lui, s'il s'en cogne, il s'en cogne.
Je ne nie pas que les goûts des lecteurs puissent être en partie orientés par ce qu'est la création artistique. Pour le dire autrement, puisque tu fais souvent des parallèles avec des mécaniques économiques, je pense en effet que, dans une certaine proportion, le consommateur est guidé dans sa consommation par l'offre qui lui est proposée.
Ceci étant, il me semble extrêmement réducteur de résumer la logique à cela,
a fortiori en matière de lectorat BD donc dans un domaine artistique qui, par essence, fait appel à des paramètres de goûts, de sentiments, d'affinités, etc. bien divers.
D'une part, on peut très bien être "invité" par les mises en places, publicités et autres à consommer du manga ou du comics et y être parfaitement imperméable, par goût (sauf à ce que tu me dises qu'il n'y a aucune différence fondementale entre les styles manga, comics et FB, mais je ne pense pas que cela soit ton propos). On peut donc très bien entrer dans une librairie, voir le rayon manga, voir le rayon comics et passer devant sans s'arrêter de la même manière qu'on peut entrer chez un primeur pour acheter des pommes et passer devant les poires sans s'arrêter parce qu'on aime pas les poires, quand bien même elles seraient moins chères et super bien mises en valeur.
D'autre part, il me semble fallacieux de comparer ce que pouvaient être les "habitudes" d'un ado dans les années 70 et celles d'un ado en 2020. Parce qu'en 50 ans, le monde a évolué et je peux me tromper mais il me semble personnellement évident que la jeunesse des sociétés occidentales dans les années 2000 est davantage tournée vers le reste du monde, plus curieuse de decouvrir d'autres endroits, d'autres cultures, plus en mesure, aussi, d'un point de vue matériel, d'assouvir une telle envie d'ailleurs. Beaucoup d'ados se ruent sur du manga ? Dont acte (personellement je n'en sais rien, mais si tu le dis, admettons). Toujours est-il qu'il est très incertain que ces mêmes ados se rueraient sur du FB (au pif, Tanguy et Laverdure ? ahah) s'il ne leur était proposé que cela. De ce point de vue, on peut donc considérer que le manga et le comics, s'ils ont peut-être dans une certaine mesure grignotté des parts de marché éventuelles pour la BD FB ont surtout créé des parts de marchés jusqu'alors inexistantes. D'ailleurs, demander si le CA des libraires a augmenté en proportion identique à la place prise par le manga/comics est aussi inutile car impossible de savoir ce qu'auait été l'évolution du CA sans l'augmentation de leur présence : stabilité des ventes de FB ? augmentation ? baisse ? On ne peut pas le savoir.
Ensuite, je suis un peu gêné par ce que je ressens en toile de fond de ton propos,
i.e. sans manga et comics, on se porteraient mieux. Si je t'ai mal interprété, tu rectifieras, je n'en doute pas. Si tel est bien le fond de ta pensée, je trouve extrêmement dommage de s'arrêter à l'effet (réel ou supposé) néfaste de la "mondialisation" dans la BD sans prendre le temps de s'interroger sur l'apport intellectuel et artisitque que constitue la présence du manga et du comics en France. Je le dis d'autant plus facilement que je suis moi-même lecteur à 95% de FB. Mais je trouve particulièrement appréciable de vivre dans un pays qui fait, plus qu'ailleurs sans doute (il me semble que le FB est bien moins présent en Asie que ne l'est le manga en France ...), aussi de la place aux autres composantes de cet art qu'est la BD.
Enfin, quelques mots sur l'argument budgétaire qui t'est cher (et tu as bien raison d'en parler car c'est en effet un paramètre important, même si je trouve, parfois, que tu fais ... disons ... une fixette !). A te lire, on a le sentiment que le lecteur de BD, qu'il soit enfant, ado ou adulte, il a un budget X qui est immuable. J'imagine le gars qui chaque mois au moment de sa paie, extrait une somme X et la met de côté en se disant "
voilà, ça c'est le budget BD" (à la manière de son loyer ou de ses prélèvment d'électricité, immanquablement identiques chaque mois). A partir de ce moment, notre zig n'aurait plus qu'une seule idée en tête : en avoir le plus possible à lire dans son budget X. Avant d'attendre la paie suivante et de renouveler le processus. Mais, en réalité, qui raisonne comme ça ? A mon sens, pas grand monde. Que nous soyons toutes et tous contraints par nos moyens financiers pour nos achats de BD (mais en fait, pour tout le reste aussi) est une évidence. Pour autant, je pense qu'au quotidien, le lecteur de BD qui n'en est pas à un stade de collectionneur compulsif mais simplement d'amateur de ce medium, il agit plutôt au
feeling. Il a envie de BD, il va faire un tour en librairie (ou sur le net, hein) et regarde s'il voit quelque chose qui lui donne envie. Il vient de finir un tome et veut connaître la suite, il va voir pour se la procurer. Il ne veut pas lire de BD, il dépensera probablement ce qu'il peut se permettre de dépenser dans une autre forme de loisir. Alors bien sûr, le paramètre budgétaire intervient. S'il va faire un tour en librairie et qu'il voit trop de choses qui lui plaisent par rapport à son budget disponible pour cela à cet instant précis, il fera des arbitrages. S'il a une grosse envie d'une ou plusieurs BD mais est un peu court, il va lisser la dépense dans le temps, trouver des moyens de l'avoir moins cher voire même recourir à autre chose que l'achat (l'emprunt en bibli, l'emprunt à une connaissance, que sais-je). Mais je ne l'imagine pas entrer en librairie, être attiré par le dernier Spirou et se dire "
ah oui mais non pour ce prix je peux avoir deux mangas, va pour les mangas alors" si
a priori ça n'est pas un style qu'il affectionne. Peut-être réfléchira-t-il ainsi, parfois, lorsqu'il doit justement arbitrer. Mais peut-être aussi qu'il n'y a pas que ce paramètre de la quantité. Peut-être aussi qu'il considérera que depenser 14€ pour un album cartonné, grand format et en couleur c'est une meilleure dépense que le même prix ou presque pour deux mangas de petite taille, en N&B en couverture souple. Et encore, je passe sur l'affinité plus ou moins grande pour tel ou tel style (que j'ai déjà évoquée). Bref, je suis un peu long mais tout ça pour dire que ta logique me semble parfois un poil trop arrêtée, dans le sens "c'est comme ça que ça fonctionne chez le lecteur/acheteur" alors que les paramètres d'achat sont très nombreux et qu'il y a autant d'habitudes de consommation que de consommateurs.
Désolé pour la longueur de cette réponse !