jerryspring a écrit:Il n'y a pas des crash similaires dans ceux de Charlier?
On trouve dans les histoires de Charlier des tas de crashes, parfois même plus spectaculaires et tout aussi périlleux dont nos cinq champions (Buck, Sonny, Tumbler, Tanguy et Laverdure) sortent miraculeusement indemnes. Comme Sonny, ici.
Ces situations désespérées et particulièrement dangereuses font partie de l'ADN du genre. De ces crashes extraordinaires, non seulement nos héros doivent sortir vivants, mais en outre ils doivent s'en tirer avec seulement quelques plaies, bosses et brûlures superficielles. Eventuellement, une entorse bénigne en plus des bosses et contusions sera-t-elle tolérée ? Mais il faut impérativement éviter tout traumatisme sévère, sinon c'en est fini de l'aptitude à voler sur avion de chasse.
Où se situe le problème alors, puisque ces crashes sont inhérents au genre ? Et que Charlier ne fait pas forcément dans la demi-mesure sachant, mieux que personne, nous faire avaler certaines couleuvres ? Qu'en est-il donc ?
Ce qui me navre, jerryspring, c'est que dans cette demi-planche, il n'y a aucun suspense.
Je découvre dans la première vignette (V1) un avion qui semble en difficulté, avec une fumée suspecte qui s'échappe de sa tuyère. Le zinc se redresse juste à temps pour éviter de justesse de percuter un clocher d'église. Dans la deuxième vignette (V2), l'incendie que je pressentais est confirmé par l'épaisseur de la fumée noire, caractéristique d'un hydrocarbure en feu. Elles partent depuis l'emplacement du réacteur, en plein milieu du fuselage. Toutefois, ce F-104 n'est déjà plus en l'air mais en train de glisser dans la neige. Et dès la vignette suivante (V3), il est sagement immobilisé, le feu est éteint et le pilote se dresse hors du cockpit. A la quatrième vignette (V4) j'aperçois le pilote : c'est Sonny, en pleine forme.
En V5, histoire de marcher plus commodément dans l'épaisse couche de neige, Sonny conserve son parachute pour aller lire le panneau sur le grillage.
Alors, que fait mon petit cerveau, à la lecture de cet extrait ? Il me tient le raisonnement suivant :
"C'est Sonny, eh, Banane ! Rien d'étonnant. C'est un type fortiche, un vrai crack. De toutes façons, je savais qu'il s'en tirerait : il est célibataire, et le "Faiseur de veuves" ne s'en prend qu'aux pilotes mariés." Que pensera un gamin en lisant ceci ?
"L'aviation de chasse, c'est cela ? Ah ouais !... Trop fastoche ! C'est un peu comme les dérapages contrôlés et les "roues arrières" que je réussis sur mon vélo. On doit s'amuser follement et avec un peu d'entraînement, on se tire de n'importe quelle situation. Suffit de bien viser le champ à Jules (ou à Helmut)."Ce manque d'éléments explicites et de suspense, mon cher jerryspring, je ne peux pas en faire le reproche à Charlier. Pourtant, des faits incroyables ou invraisemblables, il y en a, dans ses BD. On pourrait en dresser une belle liste. Mais les pilotes de Charlier se démènent en permanence, ils ont des émotions, des doutes, des craintes. Des phylactères bien remplis nous rappellent à chaque instant que dans ces situations désespérées, leurs méninges ne sont pas au repos.
En cuisine, à ingrédients équivalents, la différence entre deux plats supposés identiques vient du tour de main du cuisinier, et parfois de la sauce qui accommode le plat. Là, c'est pareil. La tambouille de Charlier n'est pas parfaite (erreurs documentaires, étourderies, arrangements avec la réalité, etc...) mais elle est savoureuse : JMC est un bon "cuistot" qui se double d'un maître saucier.
Charlier n'aurait jamais traité une séquence comme celle-ci par dessus la jambe. Il se serait appliqué à deux-trois choses, que les auteurs ici n'ont pas su ou pas voulu faire : décomposer suffisamment l'action, la découper correctement pour la présenter de manière claire et intelligible. Et enfin, la rendre palpitante, passionnante. Ces images, même soigneusement dessinées, ne me captivent pas.
Charlier partait du principe qu'il devait un minimum d'explications à son lecteur. On sent chez lui la volonté de prouver au lecteur que l'aviation est passionnante à pratiquer, mais aussi à étudier, à raconter, par le texte et par l'image.
Charlier possédait certainement des prédispositions pour exposer clairement les choses, ses documentaires télévisés en sont la preuve éclatante.
Mais pour rendre compréhensible et crédible un tel événement (Il est bien possible que ce crash dans la neige soit tiré d'une anecdote réelle dont les scénaristes ont eu connaissance !), il ne faut pas ménager sa peine car la tâche est ardue. Ce travail est considérable, pour le scénariste comme pour le dessinateur. Tout se déroulant très vite dans la réalité (ou dans une réalité supposée), il faut préalablement tout mettre à plat, décomposer et détailler. Pour ensuite procéder à des choix et des sélections des vignettes à illustrer. C'est un travail technique dans lequel Charlier a fait ses preuves.
Mais il possédait une autre qualité, fort appréciable, littéraire, celle-là : savoir rendre les choses passionnantes pour captiver le lecteur. Cela, c'est le talent d'écriture.
Je ne peux pas dire que cette suite de cases atteigne l'objectif assigné si les auteurs les ont voulues captivantes. Nous avons cinq vignettes quasiment muettes, dont on a du mal à reconstituer ce qui se passe dans les intervalles non dessinés. Il est impossible, par exemple, de reconstituer la trajectoire effectuée par l'avion de Sonny. Ni d'avoir la moindre idée de son plan de descente. Combien de virages effectue-t-il pour cette prise de terrain ? A aucun moment, le lecteur n'a une vision globale des choses et ne se rend compte de la difficulté de cet atterrissage à hauts risques.
En revanche, sur les quatre vignettes où est représenté le F-104, deux nous montrent l'avion en position statique et font quasiment doublon.
Au final, on ne sait pas trop si c'est Sonny ou la main de Dieu qui a posé l'avion ? On ne sait rien des difficultés propres au pilotage. On ignore tout des principales actions accomplies aux commandes, des choix effectués par Sonny. On peut supposer que Sonny a maîtrisé l'arrondi précédant sa glissade sur le ventre puisque l'avion semble intact. Le feu ne semble pas avoir trop laissé de traces. D'ailleurs, comment s'est-il éteint aussi rapidement ? Par épuisement du combustible ? Les entrées d'air, en hauteur, ne donnent pas l'impression d'avoir avalé beaucoup de neige...
Cette carence d'explications est d'autant plus surprenante que Zumbiehl, mieux que quiconque, serait à même de mettre le lecteur dans la peau de Sonny, puisqu'il était lui-même pilote de chasse dans l'Aéronavale. Il est donc mieux placé que Charlier ne l'était, pour nous faire vivre ces choses-là.
La séquence dessinée par Arroyo, si je devais la transcrire sous forme littérale, pourrait se résumer à ce qui est en italiques (les passages spoilés correspondant eux à l'idée que je me fais personnellement du déroulement des faits et non d'après mon interprétation des seules vignettes de la demi-planche) :
"Sonny, après une descente vertigineuse, est parvenu in extremis à redresser son F-104 en perdition, non sans arracher au passage la croix surmontant un édifice. Une épaisse fumée s'échappe de la tuyère du réacteur. Mais alors que Sonny rétablit l'assiette du Starfighter et s'évertue à contrôler sa vitesse, déployant toute sa science du pilotage (science que Charlier aime faire partager au lecteur, ayant ainsi suscité des vocations), une trouée dans la forêt et une étendue enneigée relativement plane s'offrent à son regard. C'est la Providence qui semble offrir à l'infortuné Sonny une dernière chance. Il doit la saisir à tout prix, même si la probabilité de survivre à l'aventure est infime. Il lui faut à tout prix se poser sur le ventre sur ce terrain de fortune. Sa "foutue machine" peut exploser à tout moment ou devenir totalement incontrôlable. Après une approche délicate à plus de 220 kts (environ 407 km/h), privé d'une visibilité satisfaisante et des paramètres fondamentaux (pression au sol pour calculer sa hauteur, force et direction du vent pour adapter ses actions sur la manette des gaz, au manche et aux palonniers), appréhendant d'éventuels pièges mortels cachés sous la neige (fossé, ruisseau, dépression du terrain), le pilote texan parvient à plaquer au moment ultime
son avion en flammes s'immobilise face à une clôture grillagée. Sonny ayant quitté son appareil dont l'incendie a cessé, constate, à la lecture d'un panneau apposé sur le grillage, qu'il se trouve en RDA. Dans la séquence illustrée par Arroyo, on aurait tout aussi bien pu remplacer Sonny par un robot impassible.
Si je devais donner un titre à cet extrait, quel serait-il ? Sans doute, "Une singulière partie de luge", tellement les choses paraissent anodines et aller de soi.
@ jerryspring
Alors, pour illustrer mon propos, je t'invite à relire quelques pages de Buck Danny chez Charlier. J'en ai choisi quelques unes pour les besoins de la comparaison.
1/ Pour commencer, un appontage catastrophique de Tumbler sur l'USS Saratoga, planches 3 à 9 du Retour des Tigres Volants.
(Dans le même album, la situation inverse : celle d'un décollage improbable de Buck sur une piste trop courte, recouverte d'une fine couche de sable, en planche 36. Assez peu crédible, mais Charlier nous fait part des réflexions de Buck Danny et des risques encourus. On pourrait objecter que JMC aurait pu mieux faire, qu'il ne s'embarrassait pas trop avec les vitesses à surveiller : vitesse au delà de laquelle on ne pourra interrompre un décollage, vitesse de rotation lorsque la roulette de nez s'arrache du sol, vitesse de sécurité au décollage. Mais dans cette séquence, Buck décolle pour échapper au feu nourri de bandits qui le mitraillent. Il accepte délibérément le risque de se crasher faute d'avoir les vitesses suffisantes dans ce décollage hasardeux.
2/ Ensuite, un autre appontage angoissant, celui de Sonny sur l'USS Enterprise au début (planches 1 à 4) d'Alerte atomique.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que dans les deux exemples, il y a non seulement de chouettes dessins, mais aussi du texte : des récitatifs, des pavés d'explications. Le lecteur n'ignore rien des réflexions et des choix du pilote, des actions qu'il entreprend, de ses émotions (ni de celles des témoins du drame).
(A signaler que les deux appontages s'effectuent avec un F-8 Crusader, l'avion que pilotait Fred Zumbiehl.)
3/ Une séquence avec Holden, pages 24 et 25 des Tigres Volants à la rescousse, dont le A-4 Skyhawk, lancé à pleine puissance pour un décollage, est atteint par un tir de lance-roquettes au niveau de l'empennage. Au moment de la rotation. Dans les derniers pavés narratifs de la planche, Charlier écrit :
V7
"L'empennage pulvérisé, déséquilibré, incapable de gouverner, le jet de Holden amorce une formidable embardée, quitte la piste comme un boulet, roule vers les bâtiments de maintenance..." Holden, quant à lui, s'exclame :
"Oh ! Je... Je vais percuter !"V8
"Instinctivement et avec une vitesse foudroyante, Holden réagit, coupe le pétrole, débloque et rentre son train d'atterrissage, plaque son avion sur le ventre pour le freiner et éviter un effroyable carambolage..."V9
"Labourant le sol, crachant son carburant par ses réservoirs éventrés, le bolide fou dérape vertigineusement, fauchant tout sur son passage. Dans son cockpit, "sonné", inerte, Holden a sombré dans l'inconscience..." On pourrait presque ajouter : quelle mauviette, ce Slim Holden, par rapport à Sonny dans le tome 5 de BD Classics !
La fin de cette séquence se trouve dans la première vignette de la planche 25, avec l'immobilisation de l'appareil et un commentaire de l'auteur dans le pavé idoine.
Sur le plan littéraire, il n'y a pas photo. Les commentaires et explications, chez Charlier, sont rarement redondants, ne font pas double emploi avec les cases dessinées. Ils sont indispensables parce qu'ils visent à améliorer la compréhension des faits décrits.
Bon, j'arrête là... Ma diatribe doit être assez saoulante, mais j'espère m'être fait comprendre.
Je crois que les auteurs de la reprise, malgré le respect que je leur dois et malgré le travail fourni ont encore du pain sur la planche pour se hisser au niveau de l'excellence (celui de Charlier). Il faut qu'ils modifient leur façon de raconter une histoire en travaillant davantage les textes, la disposition à l'intérieur des cases, la pertinence des plans choisis, le découpage, etc...).