de jdo » 02/12/2023 10:09
RÉCIT - Un héros culte et une reine de légende: Tout est réuni pour faire flamber les enchères, le 10 décembre, dans la vente de BD de Millon, à Bruxelles. Mais la famille d’Albert Uderzo a porté plainte pour recel.
Le plus célèbre héros des Gaulois et la plus illustre reine d’Égypte, ensemble à la une, voilà qui peut faire un carton plein aux enchères! Astérix, personnage culte de la bande dessinée, et Cléopâtre, héroïne mythique du cinéma, sont réunis en couverture de l’album d’Albert Uderzo, le sixième de la série de l’épopée des Gaulois, sur un scénario de René Goscinny.
Conçu en 1963, le dessin original pour la couverture a ceci de rare qu’il est à la fois celui qui a constitué le prélancement de l’album dans le magazine Pilote et le dessin définitif de la couverture de l’édition Dargaud de 1965. À la gouache, la feuille de petite taille, 32 par 17 cm, est proposée le 10 décembre, par le commissaire-priseur parisien Alexandre Millon, dans son antenne de Bruxelles. Mais voilà que cette annonce suscite des remous. La famille Uderzo s’en mêle. La polémique enfle. Et l’incertitude demeure quant à la tenue de la vente.
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Quelle est la traçabilité de cet original de couverture? C’est justement sur ce point que les deux parties s’opposent, l’étude Millon d’une part, la famille d’Uderzo, en l’occurrence sa fille, Sylvie, et son mari Bernard de Choisy, connus pour s’être déchirés avec Albert Uderzo autour de la fortune générée par le héros gaulois. Et aussi pour faire, «un peu trop systématiquement» selon l’avis des spécialistes en BD, «la chasse à ses trésors, notamment les originaux de valeur, les prix atteignant des sommets».
Un dessin sans dédicace
Selon la version d’Alexandre Millon, «Uderzo avait offert ce dessin au père du vendeur lors d’un dîner à Paris, vers 1969-1970, soit quelques années après son exécution. Ce n’est pas un fait rare dans le monde de la BD, à une époque où les montants ne valaient rien, explique-t-il. Le vendeur, je l’ai connu comme stagiaire à mon étude vers 2000 ainsi que son père, avant qu’il ne décède, il y a quelques années. Il m’a toujours parlé de ce dessin. Il n’avait pas bougé de chez lui pendant cinquante ans», poursuit-il. Contacté par Le Figaro, Bernard de Choisy affirme pourtant qu’«une plainte pour recel a été déposée auprès du parquet de Bruxelles par Sylvie Uderzo». Et d’ajouter: «Nous attendons que la vente soit suspendue et la pièce rendue. À ce stade, il n’y a aucun autre commentaire à faire.»
Le dessin n’est pas dédicacé, et c’est là que le bât blesse. «Sylvie et Ada Uderzo, sa veuve, considèrent que cette couverture fait partie des dessins qu’Albert Uderzo n’a jamais récupérés auprès des éditeurs. Elles sont informées de sa mise en vente par un Français qui prétend la tenir de son père, mais estiment que, compte tenu de l’importance de la pièce et de sa rareté, Uderzo n’a pu l’offrir sans dédicace», renchérit Bernard de Choisy. Il est vrai que les dessins originaux donnés par Uderzo ne sont pas tous dédicacés.
D’autant que, comme il le dit lui-même, dans L’Irréductible, entretiens avec l’écrivain Numa Sadoul, grand spécialiste de BD, publiés en 2001: «En général, on me demandait: “Oh, j’aimerais bien avoir une planche”, et, à l’époque, pour moi, ça n’avait aucune valeur. Je n’ai jamais considéré ça comme une œuvre. Donc, je la dédicaçais par plaisir à ceux qui avaient le plaisir de la recevoir. Et ceux-là n’ont jamais vendu. C’est toujours quand ils disparaissent que les ayants droit apparaissent».
«Une politique de terre brûlée»
Alexandre Millon ne l’entend pas ainsi. «Uderzo aurait voulu que ses originaux soient signés et dédicacés, mais, sur toute une carrière, c’est matériellement impossible. Il a d’ailleurs fait souvent le contraire, ne pouvant en avoir établi une règle, observe-t-il. Preuve à l’appui, ces mêmes entretiens où Sadoul, qui a possédé des œuvres d’Uderzo lui avouait: «Tu m’as offert une planche qui n’est pas signée… Si quelqu’un la trouve un jour, on va croire que je te l’ai volée.» Uderzo lui avait toutefois répondu: «Apporte-la-moi, je te ferais une dédicace.» Aujourd’hui, ce dernier est mort. Tout est affaire de jugement. À lire de plus près cette interview, on comprend toutefois qu’Uderzo, dont les planches - comme pour Franquin, Hergé et les autres - avaient été gardées par les éditeurs pour les refaire, car elles ne tenaient pas sur la durée, était bien opposé à leur vente, si non signées.
Et qu’elles auraient dû «être données à Sylvie, qui rêverait de les avoir», comme le cas s’était présenté par le passé, avec cinquante planches de Belloy et Clairette, réapparues sur le marché. Uderzo le dit lui-même à Numa Sadoul: à la suite de cela, «j’ai sorti une annonce dans la presse, disant que, quand je donne un original à quelqu’un, il y a un petit mot avec. Si l’original n’est pas marqué ainsi, c’est qu’il m’a été emprunté. Ça s’est vite su et, depuis, les mecs ne passent plus par les commissaires-priseurs, ils font les ventes sous la table.»
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Pour l’heure, Alexandre Millon confirme que l’étude n’a toujours pas reçu de plainte. «Dans l’hypothèse où elle arriverait ou s’il y avait un référé juste avant la vente, un grand classique, il n’est pas question pour notre maison de présenter une œuvre dans des conditions qui ne seraient pas optimales. En conséquence, il est vraisemblable que nous reportions la vente pour nous laisser aussi le temps d’évaluer le préjudice potentiel que nous allons subir ainsi que le vendeur. Cela aura le mérite de purger une politique de terre brûlée consistant à réclamer tous les dessins de valeur et dire que tout ce qui n’est pas dédicacé n’est pas véridique. L’enjeu est évidemment le prix de ce dessin, de 400.000 à 500.000 euros, l’estimation pouvant être dépassée», conclut-il.
Une superproduction
La couverture a en effet une fort belle histoire. C’est le film Cléopâtre, de Joseph L. Mankiewicz, retraçant la vie tumultueuse de la célèbre reine d’Égypte, incarnée par Elizabeth Taylor, qui fut l’élément déclencheur de la conception d’un album Astérix. Lui-même inspirera le cinéma quarante ans plus tard, avec Astérix et Obélix: Mission Cléopâtre, réalisé par Alain Chabat, en 2002 (25 millions d’entrées dans le monde). Uderzo et Goscinny ont eu l’envie de parodier le marketing mis en place pour le lancement de la superproduction de la 20 th Century Fox, en 1963, film de quatre heures, un des plus chers de tous les temps. Pas moins de 350.000 exemplaires seront vendus dès la sortie de l’album, en 1965, puis le million d’exemplaires sera dépassé deux ans plus tard.
«Moins d’une dizaine de couvertures originales dessinées par Uderzo sont passées aux enchères», observe l’expert Michaël Deneyer. «On se souvient de la vente à succès de la collection Pierre Tchernia, en 2017, à Drouot, où l’une des deux couvertures originales d’Astérix le Gaulois, dédicacées “À Pierre Tchernia, le modeste témoignage de sympathie en hommage à l’esprit et à la gentillesse du grand homme de télévision”, par René Goscinny et Albert Uderzo, avait atteint un nouveau record mondial pour une œuvre d’Uderzo», ajoute-t-il. Le Tour de Gaule d’Astérix (1964) s’était envolé à 1.449.000 euros, avec frais et Le Bouclier arverne (1968) à 1.197.000 euros, au profit d’un même client.