de Kris » 20/11/2006 23:54
« A propos des grèves et manifestations d’avril 1950, et du décès d’Edouard Mazé.
Je crois que la façon la plus précise de se faire une idée de la réalité de cette tragédie, est de lire tout simplement les nombreux articles de presse, et notamment ceux du « Télégramme » du lendemain, relatant cette journée sanglante, et ainsi de constater la violence inouïe de la manifestation, (qui n’avait rien de romanesque)... »
Affirmer qu’il suffit « tout simplement » de lire les articles de presse du journal « Le Télégramme » de cette époque pour connaître la vérité ne relève pas seulement de l’aveuglement intellectuel mais aussi d’une ignorance totale du contexte de 1950. En ce temps-là, « Le Télégramme » était un journal à diffusion surtout finistérienne, classé au centre-droit, proche de la majorité municipale brestoise dirigée par Alfred Chupin, membre du RPF gaulliste. A ce titre, et comme il lui était usuel à l’époque, ce quotidien a constamment, dès le début des grèves de mars-avril 1950, soutenu les positions patronales et celles de la municipalité, rendant compte de la situation avec une partialité à peu près totale.
Un seul exemple, mais particulièrement édifiant, pour illustrer mon propos : dans son édition du lundi 17 avril 1950, un article relate l’enlèvement de Pierre Prévosto, entrepreneur et secrétaire de la chambre patronale et, à ce titre, désigné par les syndicats comme responsable de la non-reconnaissance des revendications ouvrières. Pierre Prévosto fût enlevé de force à son domicile le samedi 15 avril 1950 par un cortège de femmes de grévistes et conduit sous bonne escorte à la Maison des Syndicats, afin de répondre aux accusations des militants ouvriers. Il fût finalement libéré suite à l’intervention du député communiste Alain Signor et, ainsi qu’il le reconnaît lui-même dans le procès qui s’ensuivit, il ne lui fût infligé nulle violence (sic tout de même car être enlevé ainsi peut, à tout le moins, être qualifié de « violence »...).
Or, dans son article relatant ledit enlèvement, « Le Télégramme » raconte par le menu l’évasion rocambolesque de Pierre Prévosto, aidé par des amis à s’extirper de la Maison des Syndicats puis embarqué dans une voiture démarrant sur les chapeaux de roues, le tout pendant que les grévistes tentaient en pure perte d’empêcher cette échappée spectaculaire...
Nulle part ailleurs que dans « Le Télégramme », je n’ai trouvé la moindre trace de cet épisode digne d’un mauvais roman d’espionnage. Et notamment aucune trace dans le témoignage de Pierre Prévosto. Le rôle pacificateur d’Alain Signor est par contre totalement passé sous silence dans les colonnes du quotidien alors qu’il est souligné dans les autres organes de presse et dans les archives judiciaires (et totalement corroboré par l’ensemble des témoignages que j’ai recueilli). Bref, sur cet exemple précis, « Le Télégramme » n’est rien d’autre qu’un tissu de mensonges destiné à justifier la répression qui se prépare ce jour-là. Et croyez-moi, de tels exemples, j’en ai à foison mais il serait bien trop long de les relater ici.
Bref, affirmer donc qu’il suffit « tout simplement » de lire Le Télégramme de ces années-là est une hérésie. Et pourtant, croyez-moi, j’ai aujourd’hui une très bonne opinion de ce que ce journal est devenu...
Par contre, je vous rejoins sur la violence de cette manifestation. Néanmoins, si elle n’avait effectivement rien de « romanesque », elle n’était pas non plus « inouïe », loin de là. Elle était plutôt inscrite dans une certaine violence « ordinaire » propre à un climat général de plus en plus tendu (guerre froide, tensions sociales, fin des illusions de la résistance, etc.) et à une époque qui sortait à peine d’une guerre ayant fait des millions de morts. Une manifestation comme celle du 17 avril 1950 avait même connu plusieurs « répétitions » dans les semaines qui précèdent. A chaque fois, il y eût affrontements violents et des blessés de part et d’autre. Mais ces jours-là, il n’était venu à l’idée d’aucun membre des forces de l’ordre de tirer. Alors pourquoi l’ont-ils fait le 17 avril ? A cette réponse, on n’aura sans doute jamais aucune réponse satisfaisante mais on peut tout de même avancer des éléments d’explications et, parmi eux, ceux-ci :
- La longueur de la grève et la multiplications des affrontements ont certainement excédé les deux parties en présence.
- Mais surtout, d’un côté comme de l’autre (mais bien plus d’un côté que de l’autre à mon avis), on avait décidé d’aller à l’épreuve de force. Il fallait un vainqueur et un vaincu et, bien sûr, nul n’était prêt à endosser le second rôle. Il ne faut pas oublier qu’André Colin, secrétaire d’état à l’intérieur à l’époque, était également député du Finistère. Un tel désordre depuis six semaines dans son propre département était difficilement admissible (comment réagirait Nicolas Sarkozy aujourd’hui si Neuilly était en proie depuis six semaines à de telles émeutes ?...). Du côté du PCF et de la CGT, on venait d’emprisonner un député et deux responsables syndicaux de premier plan. Comment admettre un tel camouflet ? C’est donc 2 à 3000 manifestants qui se sont réunis ce jour-là, ce qui fait un cortège relativement modeste pour l’époque mais certainement déterminé à être entendu (je vous rappelle, car vous semblez l’ignorer, que le but était de déposer une motion de protestation contre lesdits emprisonnements à la sous-préfecture ). En face, grâce aux archives, nous savons que le nombre de membres des forces de l’ordre fût, par contre, presque quadruplé par rapport aux jours précédents (de 4 pelotons, nous passons à 14 pelotons)... Et il s’agissait de policiers armés, excédés pour certains, et avec des consignes claires de ne pas céder coûte que coûte. Enfin, cette manifestation fût interdite le matin même, au mépris des délais réglementaires et sans que les manifestants ne soient mis au courant. Alors oui, la manifestation fût extrêmement violente. Mais du côté des pouvoirs publics, on avait tout fait pour qu’elle le soit.