Blackfrag a écrit:Même si le résultat doit être beau j'ai toujours trouvé antinomique du Tardi sur l'oeuvre de Celine.
Je ne partage pas ce ressenti. Louis Destouches a été marqué personnellement, moralement et physiquement, par la Grande guerre
(comment ne pas l'être quand on y a participé en étant soi-même au front, quand bien même on n'aurait jamais eu la moindre blessure ? Blessures et séquelles physiques voire mentales qui, au passage, ne furent pas épargnées au "margis" (= maréchal des logis <=>sergent) Destouches), par sa cruauté et son absurdité.
Tardi, quant à lui, avec son tempérament d'artiste, a été plongé dans ce drame à travers les récits de ses grands-parents et de ses parents, puis de ses lectures et des gens qu'il a rencontrés. Et par-dessus cela, se sont ajoutées les horreurs de la Seconde guerre mondiale et la misérable condition humaine de son père et de son beau-père.
Donc, même si politiquement Tardi et Céline ne sont pas forcément en phase et pourraient sembler aux antipodes, sur la boucherie qu'il y a dans toute guerre, sur tous les drames humains mais aussi toutes les dégueulasseries dont sont capables les hommes quelle que soit leur position dans l'échelle sociale, l'écrivain et le dessinateur ont assez naturellement vocation à se rejoindre.
D'autant que l'un et l'autre ont une fibre anar en eux, nonobstant des caractères et des vécus très différents. Tous deux considèrent que la politique et les idéologies sont trop souvent un jeu de dupes, et que derrière tout cela, même s'agissant d'idéaux généreux, il y a bien souvent beaucoup de fric en jeu et de grands financiers qui tirent les ficelles et retirent des profits honteux des conflits meurtriers que les clivages et l'aveuglement (soigneusement entretenu par les médias) engendrent.
Je considère que Le Dernier assaut (aujourd'hui curieusement sorti du catalogue Casterman) est, par exemple, très célinien, dans le ton.
Et lorsque Tardi, une fois n'est pas coutume, prend la plume pour rédiger la nouvelle "Rue des Rebuts" (Alain Beaulet, 1990) qu'il agrémentera d'illustrations de toute beauté [*], il ne fait aucun doute que son modèle littéraire, son influence majeure (du point de vue du style), c'est bien sûr "Ferdine". Accessoirement, on pourrait aussi trouver la fréquentation du génial et regretté Pierre Siniac [**]. Mais ce dernier, sur le plan littéraire, s'inscrivait justement dans la filiation célinienne, tout comme Alphonse Boudard (qui fut un jeune résistant et un combattant).
J'en veux pour preuve cet extrait (que je repique sur la quatrième de couve de "Rue des Rebuts"), extrait tiré d'un dialogue entre les deux principaux protagonistes du récit :
Lamantin :
--- On a eu tort, Edouard. Touchette n'était qu'un faux derche... On est salement tartignoles, d'avoir accepté d'aller chez sa vieille, au Troncy, dans la zone... Avec la pluie et ce zef épouvantable, on est sûrs d'attraper la mort... tout ça va mal finir...Tarentule :
--- En plusque le Troncy, banlieue Est, c'est à vomir tellement c'est moche...On relèvera au passage l'usage immodéré des trois points de suspension, indice non déterminant mais pas négligeable.
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[**] Pour moi, la quintessence de l'œuvre du regretté Pierre Siniac se trouve dans ses deux premiers recueils de nouvelles dont certaines se déroulent dans le contexte de la Grande guerre : "L'unijambiste de la cote 284" et "Reflets changeants sur mare de sang", parus simultanément en 1980. On pourra leur préférer tel autre recueil de nouvelles ou bien tel ou tel roman, mais àmha, ça me paraît une excellente, sinon la meilleure, porte d'entrée vers l'auteur.
Pour l'anecdote, il faut savoir que Siniac a écrit un roman intitulé "Ferdinaud Céline". Et on lui doit également un découpage de BD
(non illustré à ma connaissance, mais qui devait l'être par Gérald Poussin, artiste de talent qui avait réalisé en 1979 la couverture d'un Luj Inferman, "Pas d'ortolans pour la Cloducque") intitulé "Guignol's gang".