J'ai lu ces derniers jours l'intégrale de la série, y compris
Le Journal d'un Ingénu ; je pense que cela restera comme une des bandes dessinées les plus marquantes que j'ai pu lire. N'ayant pas tout à fait suivi l'histoire au fil de ses sorties en albums (en gros, j'ai lu
Le journal d'un Ingénu à l'époque de sa sortie, et ai lu les deux premiers tomes de
L'espoir malgré tout en un coup, mais ai volontairement fait l'impasse sur le tome 3 en attendant la fin), je confirme ce que beaucoup ici pressentaient au fil des années : cette oeuvre prend tout son sens et dévoile toute sa force lorsqu'elle est lue d'une traite, comme une seule histoire. Le découpage en quatre albums ne lui rend pas tout à fait justice, c'est bien une seule longue bande dessinée (avec toutefois Le Journal d'un Ingénu à part). Et quelle bande dessinée.
En lisant tout en une fois, on se prend vraiment dans la figure ces longues années d'occupation en Belgique, la multitude d'événements et de personnages complexes qui parsèment cette oeuvre. Il y a des héros, des salauds, des personnages plus gris qui se révèlent à travers ces difficultés (en bien ou en mal - on peut notamment voir un très intéressant croisement entre Fantasio et son collègue journaliste des débuts, Bouchard). Mais surtout, beaucoup d'humanité, pour le meilleur et pour le pire. On vit avec ces personnages, le tout étant vu à travers les yeux d'un ingénu qui évolue peu à peu. Les ellipses temporelles, nombreuses, ne gênent pas du tout, Bravo fait au contraire très bien sentir le temps qui passe, les difficultés qui s'amoncellent (l'évolution du physique de Félix et Felka, un vrai crève-coeur). On peut peut-être regretter que ce ne soit pas un poil plus long encore, tant Bravo a ouvert de portes et de réflexions sur la vie et les choix qu'on fait dans des situations aussi dramatiques - on aimerait passer encore plus de temps avec certains personnages.
J'ai terminé le quatrième tome il y a deux jours, et l'histoire et surtout sa fin me reste continuellement en tête :
Il y a d'abord cette scène très émouvante où Ernestine détaille tout ce que Spirou a fait pour les autres au cours de ces années terribles; c'est d'une justesse incroyable, Spirou ne semble jamais avoir été un héros si beau qu'à ce moment-là, surtout avec cette réaction désarmante qui le voit fondre en larmes en expliquant qu'il n'a pas fait exprès de faire tout ça. En quelques cases, Emile Bravo parvient à conclure l'évolution de son ingénu, en rappelant comment il peut être un si bel exemple pour tous les lecteurs (comme l'a mentionné quelqu'un sur ce topic, tous ses actes pendant cette guerre étaient de vrais actes de paix, jamais de guerre, c'est ça qui est tellement admirable).
Il y a ensuite ce moment absolument bouleversant qui voit la réapparition de Monsieur Dewilde. Je retourne sans cesse à ces pages depuis deux jours tant je n'en reviens pas de voir quelque chose comme ça dans une bd tout public. C'est toute l'horreur de la guerre et des camps incarnée sur le corps d'un homme, d'un personnage tellement bon et gentil dont on avait perdu la trace pendant tellement de temps. C'est terrifiant, tellement triste, et en même temps, il a pu survivre, revenir; "l'espoir malgré tout", oui, mais à quel prix... Bravo ose là quelque chose de très fort et extrêmement poignant. La suite, avec Spirou qui lit la lettre de Kassandra, et les révélations sur ce qu'elle est devenue, poursuit sur le même ton désenchanté; plus rien ne sera jamais comme avant.
Et alors ces deux dernières pages qui révèlent la réalité des personnages de Félix et Felka, et leur sort tellement horrible... Je ne m'en remets pas non plus, quel pont inattendu (en tout cas pour moi) entre la fiction et la réalité. Et qui donne une nouvelle perspective à ces personnages et au message de cette oeuvre.
Bref, un épilogue à la fois très beau, très touchant et bouleversant concernant le destin de tous ces personnages. Assurément une oeuvre qui fera date. Je lis Spirou depuis que je suis tout petit, j'ai quasiment appris à lire avec les albums, que je relis encore régulièrement, c'est réellement le héros de bande dessinée que j'ai toujours aimé et suivi. Mais je crois qu'Emile Bravo a réussi le pari de lui donner une autre dimension, une nouvelle humanité, qui s'accorde cependant tout à fait avec le personnage qu'on connaissait déjà. Et ça, c'est formidable.