Merci, interessant dialogue
je copie le texte ici, des fois que le lien ne soit que provisoire...
Le 1er juillet 1916, commence la bataille de la Somme, la plus meurtrière que l'armée britannique ait jamais connue. Rencontre avec l’auteur de la longue fresque qui est exposée tout cet été à la station Montparnasse à Paris.
Père fondateur du BD-reportage, Joe Sacco s’est fait connaître par des œuvres engagées et tout en nuances, qui l’ont conduit à explorer aussi bien les réalités humaines du conflit israélo-palestinien (Palestine, Gaza 1956) que le drame bosniaque (Gorazde, Derniers jours de guerre, The fixer) ou, plus récemment, l’Amérique des laissés pour compte (Jours de destruction, jours de révolte).
Dans son dernier ouvrage, La Grande Guerre, il laisse néanmoins le grand reportage de côté pour s’intéresser à un épisode marquant de la Première Guerre mondiale: le 1er juillet 1916, première journée de la bataille de la Somme. Le format choisi est pour le moins insolite: une longue «bande dessinée» (au sens propre), entièrement muette, qui se déploie en accordéon sur 7 m de long et qui est reproduite en grand format sur 130 m durant tout cet été, à Paris, dans le long couloir de la station de métro Montparnasse.
«J’avais toujours rêvé de dessiner à la manière d’un artiste du Moyen Age. D’une certaine façon, cela a été pour moi l’occasion de le faire.»
Se jouant des échelles et des perspectives (un centimètre sur le papier peut aussi bien représenter un mètre que dix kilomètres), la longue fresque s’inspire en effet directement de l’art médiéval pour retracer la journée la plus meurtrière jamais connue par l’armée britannique (20.000 morts en un seul jour, dont la moitié durant la première heure de l’assaut).
«J’ai tenu à ce que ce soit un récit, quelque chose qui se lise de gauche à droite, exactement de la même manière que la tapisserie de Bayeux raconte la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant.»
Néanmoins, ce n’est pas à lui que revient l’idée initiale du format:
«C’était au début des années 2000, lors d’une partie de fléchettes un peu alcoolisée avec mon colocataire, Matt Weiland. Nous partagions tous deux le même intérêt pour la Première Guerre mondiale et il avait ce livre, Manhattan Unfurled, qui est un grand panorama new-yorkais, qui se déplie en accordéon. C’est lui qui a eu cette idée d’une illustration géante sur la Grande Guerre. L’idée nous avait tous deux enthousiasmés, mais nous en étions restés là. Près de quinze ans plus tard, fraîchement embauché chez un éditeur, il m’a rappelé pour me demander si j’étais toujours partant. Ma première intention a été de refuser. Je venais de passer vingt ans dans des zones de conflits, j’étais fatigué des champs de bataille. Et puis, je me suis ravisé. Je me suis dit que cela me donnerait peut-être enfin l’occasion de comprendre le sens de cette guerre qui me fascinait depuis si longtemps.»
Son intérêt pour la Première Guerre mondiale, Joe Sacco le tient de son enfance. Né à Malte en 1960, il passe les onze premières années de sa vie en Australie, où la bataille des Dardanelles a particulièrement marqué les esprits.
«Je me souviens que lors de l’ANZAC Day, à l’école, on nous passait des histoires de soldats de la Première Guerre. Et j’avais cette espèce de fascination de petit garçon pour cette guerre si affreuse qu’elle devait être “La der des ders”, avec ses avions, ses masques à gaz, ses lance-flammes… Tout cela me paraissait surréaliste. J’étais à la fois curieux et horrifié.»
Jeune adulte, alors qu’il est roadie pour un groupe de rock en Europe, son intérêt pour la Grande Guerre le pousse à visiter la Somme en stop, à la découverte des anciens champs de bataille et des cimetières militaires.
«A un moment, on prend conscience de l’ampleur du massacre. Les armées n’ont fait que se pilonner mutuellement. En 1916, des centaines de milliers d’hommes ont péri pour un gain quasi nul. On les envoyait directement à la mort. C’est terrifiant.»
Ici encore, le format sert le propos. Intimidé, de son propre aveu, par le magistral C’était la guerre des tranchées de Jacques Tardi, qui aborde la guerre sous l’angle d’histoires personnelles et intimes, Joe Sacco choisit de se démarquer en optant pour une vue d’ensemble, presque clinique.
«Je voulais montrer cette énorme entreprise humaine qu’est la guerre, l’ampleur des efforts déployés. C’est une guerre mondiale. Les individus se perdent dans la masse. Ils meurent en masse. Ils sont enterrés en masse. J’ai cherché à mettre cela en avant.»
Aussi choisit-il d’adopter un point de vue surélevé, qui permet au spectateur de dominer la scène.
«L’un de mes principaux soucis a été de trouver le bon angle. Placer le regard en hauteur m’a aussi permis de donner de la profondeur au dessin. C’était important, notamment pour la représentation de l’assaut, afin de montrer qu’ils se font tuer de loin, par des mitrailleuses situées à des centaines de mètres ou par des obus tirés à des kilomètres de là, sans même avoir eu le temps de rejoindre les tranchées allemandes.»
Cette vue d’ensemble, ce traitement de masse, n’entraîne pas pour autant une standardisation des personnages:
«Tout le monde a une mère. J’y pensais à chaque fois que je dessinais un personnage: ces types avaient une famille, une petite amie qui attendait leur retour… Cela m’a poussé à les individualiser.»
Les détails ont aussi été travaillés avec un soin presque maniaque.
«Du fait de ma formation de journaliste, j’essaie toujours d’être le plus précis possible.»
Pour sa documentation, il s’est notamment rendu au musée impérial de la Guerre, à Londres, qui dispose d’archives photographiques conséquentes. Cela lui a permis de reproduire le plus fidèlement possible tout le matériel employé, des obusiers aux selles des chevaux, en passant par les essieux des ambulances.
«J’ai aussi regardé des vidéos sur Youtube, pour voir, par exemple, le recul des canons utilisés et autres détails de ce type, que l’on ne peut pas voir sur des photos.»
Et à ceux qui lui demandent pourquoi il a choisi de traiter spécifiquement de l’armée britannique, Joe Sacco donne une réponse pragmatique:
«Je suis anglophone. J’ai chez moi énormément de livres sur la Première Guerre mondiale et la plupart traitent de l’armée britannique. Cela me donnait aussi un accès plus facile aux documents. Je sais que les autres armées ont subi des pertes plus importantes encore, mais il me semblait plus naturel d’écrire sur ce que je connaissais le mieux.»
Quant au choix du 1er juillet 1916, c’est parce que, à ses yeux, cette journée illustre parfaitement ce que fut la Première Guerre mondiale.
Le 1er juillet 1916: visite guidée
La fresque s’ouvre sur une triple représentation du général Douglas Haig, commandant en chef du corps expéditionnaire britannique, que l’on voit se promener à pied, puis à cheval autour du château de Beaurepaire, son quartier général.
«C’est un personnage pour lequel je n’éprouve pas une très grande affection, mais j’ai essayé de rester neutre dans le dessin.»
Il souhaite en finir avec cette guerre qui s’embourbe dans les champs de betteraves et rêve de pouvoir enfin «combattre l’ennemi à découvert». Les chevaux sont très présents dans la première partie de la fresque. Trois divisions de cavaliers avaient été prévues pour s’engouffrer dans les brèches ouvertes par l’artillerie, lors d’attaques héroïques, que l’on imagine chères au cœur de Haig, lui-même issu de la cavalerie.
Sous les yeux des rares civils encore présents, c’est toute une ville qui se déploie: un demi-million d’hommes. «Les troupes britanniques concentrées dans la zone équivalant à la population d’une grande ville, il fallut forer de nouveaux puits et installer des dizaines de kilomètres de canalisations d’eau», explique l’historien Adam Hochschild dans la préface de l’ouvrage.
On leur avait dit que la grande majorité des Allemands seraient morts
C’est une entreprise humaine gigantesque. Souhaitant anéantir la défense allemande, Haig a prévu un pilonnage ininterrompu de cinq jours (il en durera deux de plus), durant lesquels plus d’un million d’obus seront tirés. Pour acheminer ces munitions jusqu’au front, de nouvelles routes ont été tracées; on a même été jusqu’à construire une nouvelle ligne de chemin de fer. Sur la ligne de front, une pièce d’artillerie a été disposée tous les quinze mètres. On en recense 1.500 en tout.
Sacco n’a pas représenté les hommes arrivant sur le front avec la fleur au fusil, mais on n’en est pas loin: beaucoup ont le sourire aux lèvres, l’un d’eux nous adresse même un salut jovial en soulevant son casque.
«Dans l’ensemble, les soldats étaient enthousiastes. La plupart étaient volontaires. La conscription ne fut mise en place que plus tard.»
Il existe une véritable camaraderie entre les hommes, résultat d’une technique habile de recrutement mise en place par Lord Kitchener, le secrétaire d’Etat britannique à la guerre: les pals battalions, ou bataillons «de copains», spécialement constitués d’amis, de collègues ou de voisins qui s’engageaient ensemble dans des unités locales de recrutement plutôt que d’être affectés arbitrairement à des régiments de l’armée régulière.
On put ainsi voir des bataillons entiers formés d’étudiants d’une même université, d’employés d’une même entreprise, d’artistes ou d’habitants d’un même quartier.
«Pour beaucoup de jeunes hommes à l’époque, c’était LA grande aventure de leur temps et, d’une certaine manière, ils auraient eu l’impression de manquer quelque chose s’ils n’y étaient pas allés. Lorsque j’étais en Irak, un capitaine des marines américains que j’interrogeais sur les raisons de son engagement m’a dit un jour que le désir d’aventure d’un jeune blanc de classe moyenne était un facteur que l’on aurait tort de sous-estimer.»
Il faut dire aussi que la peur n’était pas de mise.
«On leur avait dit que la grande majorité des Allemands seraient morts, tués par le bombardement, lorsqu’ils arriveraient aux tranchées, qu’il ne leur resterait plus qu’à achever les derniers à la baïonnette.»
La réalité s’est révélée tout autre.
220.000 : Le nombre d'obus tirés sur les positions allemandes en 1 heure
A mesure que la nuit s’avance, les bombardements continuent et les hommes s’entassent dans les tranchées dans l’attente de l’assaut, retardé de deux jours pour cause de pluie. Si les Allemands disposent de positions défensives solides et bien aménagées, les tranchées britanniques sont rudimentaires.
C’est un choix délibéré: le général Haig pensait qu’un trop grand «confort» nuirait à l’esprit offensif de ses hommes.
La promiscuité est telle que, par endroits, les soldats sont obligés de dormir debout. Dans la nuit, des hommes vont couper les barbelés qui défendent leurs tranchées afin de laisser passer les troupes lors de l’assaut. Une heure avant l’attaque, alors que les soldats commencent à recevoir leur ration de rhum («Certains étaient complètement ivres pour aller sur le champ de bataille. J’imagine qu’il vaut mieux avoir bu, pour massacrer des gens») et à monter leur baïonnette sur leur fusil, les bombardements s’intensifient encore.
Plus de 220.000 obus sont tirés sur les positions allemandes rien que durant cette heure. On dit que les détonations ont été entendues jusqu’en Angleterre et que certains artilleurs, après une semaine de tirs ininterrompus, avaient les oreilles qui saignaient.
La guerre se joue aussi en sous-sol: juste avant l’assaut, les artificiers font exploser dix énormes mines enfouies à une quinzaine de mètres sous les tranchées allemandes.
A la Boiselle, par exemple –où subsiste un immense cratère que nous avons pu visiter début juin avec Joe Sacco lors des rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens– les artificiers ont placé 27 tonnes d’ammonal, produisant une explosion qui soulève la terre à plus de 1 km de hauteur.
A 7h30 précises, vient l’heure de l’assaut. Aux coups de sifflet des officiers, les soldats sortent des tranchées et entrent dans le no man’s land.
Ils ne courent pas. On leur a dit de marcher. Ils doivent se placer côte à côte et avancer ainsi, par vagues successives, espacées d’une minute trente.
Ils ignorent que, aussi impressionnant fût-il, le tir de barrage britannique est loin d’avoir eu les effets escomptés: un obus sur quatre s’est planté dans le sol sans exploser, les billes de métal projetées par les shrapnels (deux tiers des obus tirés) ont été sans effet sur les mitrailleuses allemandes, protégées par des abris de béton ou de pierre, et les tirs ont été trop imprécis pour que les obus «efficaces» puissent faire de véritables dégâts.
10.000 : Le nombre de morts estimé du côté britannique dans la 1re heure de l'assaut
Contrairement aux Britanniques, les Allemands disposent de tranchées profondes et bien aménagées, avec eau, électricité et ventilation. La majorité de leurs artilleurs ont pu se mettre à l’abri durant le bombardement. Lorsque ce dernier s’est interrompu, s’attendant à une attaque, ils n’ont eu qu’à sortir de leurs bunkers et à regagner rapidement leurs positions pour «cueillir» les assaillants.
Un véritable déluge de feu s’abat sur les Britanniques.
Totalement à découvert, ce sont des cibles faciles pour les mitrailleuses allemandes, qui concentrent leurs tirs sur les ouvertures dans les barbelés par où les soldats sont obligés de passer pour rejoindre leur camp. Les soldats ont ordre de ne pas porter secours aux blessés, qui doivent être ramenés à l’arrière des lignes par des brancardiers. Les tranchées elles-mêmes sont exposées aux tirs d’obus. Inefficaces contre les pièces d’artillerie, les billes d’acier des shrapnels sont redoutables pour les fantassins. Beaucoup de soldats sont tués ou blessés avant même d’avoir pu quitter la tranchée.
Côté britannique, on estime que près de 10.000 hommes ont perdu la vie durant la première heure de l’assaut.
Les dernières planches de la fresque montrent l’évacuation des blessés et les morts que l’on enterre pendant que les tirs continuent et que, en arrière-plan, de nouvelles troupes viennent poursuivre la bataille.
Les huit mois de travail que lui a demandé la réalisation de la fresque l’ont-ils aidé, comme il l’avait espéré, à mieux comprendre cette guerre?
«Très clairement, non. La question du sens de cette guerre, si tant est qu’elle en ait eu un, fait débat parmi les historiens. La seule conclusion que j’ai pu en tirer, personnellement, c’est que, si les hommes réalisent parfois de belles choses, c’est tout de même pour faire la guerre qu’ils se donnent le plus de mal. Lorsque les hommes collaborent massivement, c’est pour tuer d’autres hommes. C’est l’effet de groupe. Une personne saine d’esprit n’irait jamais d’elle-même sur un champ de bataille.»
La prochaine œuvre de Joe Sacco sera une bande dessinée renouant avec l’esprit underground de ses débuts et prenant pour cadre la Mésopotamie ancienne. Il le dit, il a eu besoin de faire une pause dans sa carrière de journaliste. Il pense malgré tout y revenir par la suite.
Yann Champion