de Cobalt 60 » 01/08/2008 22:25
Allez, puisque cela a l'air de plaire, et que j'ai un peu de temps, je continue sur ma lancée (il n'y a vraiment qu'ici que je peux pondre ce genre de texte).
Ce qui est particulièrement remarquable dans le dessin de Jfmal, c'est que nous avons là un parfait résumé des techniques de Gir au pinceau : la gamme quasi complète de son vocabulaire graphique en matière de hachures. (1)
Voyons cela de plus près.
La technique d'ombrage
• Effets en dents de peigne pour "fondre" les aplats noirs dans le blanc du papier afin de casser le tranchant du contour, par exemple sur la pommette à gauche du nez. Une technique très utilisée par les encreurs américains.
On retrouve cet effet dents de peigne sur le contour inférieur de la mâchoire afin d'atténuer le retour de lumière qui, sans cela, aurait la même intensité que les hautes lumières des pommettes. Ce qui, par définition, est impossible pour un retour de lumière, comme nous l'ont enseigné les maîtres de la Renaissance (2).
• Hachures dans le sens du volume avec épaississement final : on appuie un peu plus sur le pinceau à la fin de chaque hachures. Exemple, la partie droite du nez ou encore, de façon plus appuyée, la surface ombrée de la mâchoire sous les rouflaquettes. De la hachure à 45° typique de la gravure classique, dont Gir s'est toujours réclamé. Toujours dans cette surface, on trouve une sous-couche de hachures dans le prolongement de celles des pommettes. Les croisillons ainsi superposés donne une densité en même temps qu'une certaine légèreté à l'ombre, définissant ainsi une demi-teinte qui vient se fondre dans le noir situé juste en dessous, avant le retour de lumière. C'est le procédé classique du dégradé, traduit ici avec une totale économie de moyens. Le visage de Blueberry est baigné d'une lumière et d'un jeu d'ombres d'une incroyable complexité, sans aucune faute.
L'effet des hachures en dégradé sur le nez est coincé entre l'arête du nez, très marquée, et une ombre portée sur la droite. L'ombre portée est toujours plus dense que l'ombre locale, car cette dernière subit une petite réflexion de la lumière qui frappe la surface voisine au-delà de l'ombre portée. (3) On s'en rend très bien compte lorsque l'on cligne fortement des yeux sur ce dessin (ou sur tout autre, ou dans la nature). Une fois encore, tous les maîtres de la Renaissance et leurs héritiers ont joué avec délectation de cette loi de la perspective.
• Des hachures avec épaississement localisé. Là, Gir a repassé sur chaque trait pour donner une petite épaisseur en milieu de hachure. On le voit sur la pommette. Cette technique présente un avantage : elle donne une ombre locale en milieu de surface de façon très douce. Il serait difficile de la représenter sans l'emploi de moyens plus sophistiqués tels que l'insertion de points, ou de micro hachures perpendiculaires insérées entre chaque hachure. Gir utilise cette technique lourde fréquemment, mais dans le cas présent elle aurait brisé l'unité graphique très enlevée du dessin. C'est là un choix dicté par une logique artistique intuitive mûrie par des années d'expérience. Un débutant se serait sans doute laissé prendre au piège du beau dessin en en rajoutant inutilement.
• Au passage, on admirera l'interruption des hachures pour suggérer par la lumière : les sillons des rides autour des yeux et de la bouche, la micro lumière sous l'aile droite du nez. Là aussi, c'est la cohérence de l'écriture graphique qui suggère cette solution, inutile de surligner outre mesure ce genre de détail en lui consacrant une technique spécifique qui alourdirait le dessin.
La technique de représentation
• Des hachures "figuratives", comme celles qui représentent les poils de la barbe. Elles ne sont pas posées n'importe comment. On voit bien qu'elles suivent l'implantation naturelle des poils.
La technique expressionniste
• De larges coups de pinceau enlevés à l'arrière-plan et dans les cheveux pour contraster avec le côté appliqué des hachures et donner un "fond". Une volonté que l'on retrouve dans les hachures du cou, beaucoup plus grossières, bien que suivant, telles des courbes de niveau, l'architecture des muscles. Gir utilise parfois cette approche complémentaire de visages travaillés avec soin et d'une technique plus relâchée, mais toujours juste, pour son environnement. C'est une manière de créer un focus sur ce qui est réellement important dans l'image et de faire glisse le regard sur le reste. David employait la même méthode dans ses portraits peints. Son élève le plus doué, Ingres, l'a appliqué systématiquement dans ses sublimes portraits au crayon.
• Un cerné par la lumière irréaliste qui permet au visage de se découper sur le fond.
Nous avons donc là un dessin d'un artiste en pleine possession de ses moyens, dont chaque choix graphique obéit à une sensibilité développée à l'extrême, sensibilité à la matière, à la lumière, à la composition, au soucis du détail, le tout figuré avec grâce et légèreté. A aucun moment on ne sent le labeur, chaque trait est habité, les hachures sont posées avec naturel et énergie, rien à voir avec la froide perfection mécanique des graveurs du 19ème siècle. Ce dessin a sans aucun doute été réalisé avec rapidité.
L'humanité touchante de Blueberry éclate dans ce dessin avec ses rides, ses yeux fatigués, le poids des ans.
Cette case est pur chef-d'œuvre de quelque cm2, un concentré de sensations qui se savourent comme un menu trois étoiles, avec cette différence qu'on peut renouveler l'expérience, on y trouvera encore d'autres choses.
Jfmal, tous mes compliments. Je t'envie sincèrement de posséder une telle pièce.
(1) Manquent la micro hachure/point qu'on retrouve, par exemple, sur tout l'album Angel Face. Mais, à l'époque, on était en pleine explosion Moebiusienne. De ce point de vue, Nez Cassé est à prendre comme un retour aux sources Giresque.
(2) Ce n'est pas parce qu'un dessin est en noir et blanc qu'il est dépourvu de couleur. Une surface émet et reçoit des ondes de lumière par réfléchissement et absorption. Il y a une interaction colorée permanente entre ses surfaces voisines, chacune prenant un peu de l'autre.
(3) En principe, le réfléchissement est plus "'intense" à proximité de l'ombre portée. Ici Gir inverse le dégradé pour garder la cohérence de lumière, à savoir une orientation de la source lumineuse qui vient de la gauche. D'après mes observations, Gir enfreint rarement cette règle. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder la façon dont il représente les murs écrasés de soleil. Il dégrade toujours ses hachures dans le bas des murs, là où commence l'ombre portée. Le non respect des règles ou leur détournement est ce qui fait les grands artistes.