Je viens bafouiller à mon tour car j’ai des sentiments conflictuels à mettre en ordre au sujet de ce bouquin. C’est vraiment une excellente histoire, pleine de sens et portée par des personnages bien croqués. Mais d’un autre côté, j’y vois aussi un certain manque de maîtrise dans son développement. Je m’explique.
Le livre raconte comment la Grande Histoire finit invariablement par rouler sur la petite. Les auteurs mettent dès le début ce thème au centre de l’intrigue en établissant comme personnages principaux ces cow-boys qui voient leur activité rapidement confisquée par l’avancée du chemin de fer. La structure de l’intrigue ne fera par la suite qu’amplifier dans des proportions dramatiques ce point de départ bien vu mais classique afin de le traduire en enjeux narratifs et émotionnels assez forts pour les faire résonner jusque dans la tête du lecteur. La puissance de l’idée qui sous-tend le récit comme l’intelligence et l’à-propos de son retournement majeur, outil scénaristique en parfaite adéquation avec son sujet, font d’emblée de cette BD une œuvre qui mérite d’être lue. Il ne faut pas se laisser abuser par son format très proche du standard de l’album FB 48 planches, Jusqu’Au Dernier se démarque du reste de la production par ses intentions et son ambition qui le rapprocherait plus du Gangs of New York de Scorsese que du tout-venant du western en bande dessinée. Carrément.
Malheureusement, quelques défauts affleurent chemin faisant, et notamment un qui ne peut être ignoré, concernant le climax de l’intrigue, car la manière maladroite dont il est traité ne rend pas justice au travail ni à tous les bons instincts et choix judicieux précédemment déployés.
Malgré la pagination importante qui lui est accordée, le duel au soleil couchant entre deux vieux amis irréconciliables n’est pas l’apothéose du récit, sinon ni Russell ni l’intrigue n’y aurait survécu. Non, cet apogée arrive un poil plus tard: le meurtre de Kirby. Ce n’est pas le personnage le plus important, ni le plus attachant. Sa mort, jouée avant tout pour la surprise, n’est pas la plus déchirante, ce terrible honneur étant dévolu à miss Collins, madone plus immaculée encore que l’agneau du sacrifice. Si sa mort est l’événement qui a le plus de sens, cela n’a rien à voir avec sa personne.
Celui qui tranche le nœud gordien du récit, c’est un personnage secondaire que l’histoire ne prend même pas le temps de nommer. Le maire de Sundance, pour ne pas le nommer, donc, par son choix en cet instant précis, provoque le basculement de la petite histoire vers la Grande. Le chemin de fer passera par cette petite ville et pas une autre. C’était inéluctable.
Or, le problème est que le personnage n’a pas le coffre pour soutenir seul ce changement de paradigme dans le récit, son rôle n’ayant jusque-là été que subordonné à ses biens pratiques fonctions d’outil d’exposition ambulant et de proxy permettant d’ancrer narrativement la situation de la ville qu’il représente. De ce fait ne peut s’opérer le glissement de point de vue qui aurait dû aller de paire avec l’affirmation définitive des priorités thématiques d’une intrigue plus retorse qu’il n’y paraissait au premier abord. Ce cliché de petit notable inquiet de sa position n’est tout simplement pas suffisamment étoffé pour devenir le personnage point de vue éclairant l’intrigue d’un nouveau jour.
Dès lors, le lecteur est condamné à n’être que le témoin d’une violence aussi absurde qu’anesthésiante. En cela, je partage complétement les regrets de Rody quant au nihilisme émanant de cette fin. Non que se soit un choix scénaristique invalide dans l’absolu, bien au contraire, mais les auteurs avaient su miner une telle richesse thématique qu’il n’apparait pas comme la meilleure des manières de gérer la conclusion de l’intrigue, ni la plus élégante. La scène suivante, celle du retour en ville, en est la parfaite illustration. Ni faite ni à faire, elle est bien trop rapide dans son déroulement et schématique dans le comportement de ses personnages. Leurs motivations sonnent comme les justifications narratives d’un scénario à bout de souffle.
L’œuvre aurait mérité une pagination plus importante, au-delà des 100 planches, et même à mon avis plus proche des 200. Cela aurait permis plusieurs choses. D’abord de donner du cuir aux habitants de Sundance. Ensuite, de mieux camoufler la double dose d’exposition nécessaire à l’établissement de deux ensembles d’enjeux antagonistes, ceux de nos cowboys au début et ceux de la petite ville ensuite, introduits inhabituellement tard dans le récit. Mais surtout, cela aurait pu conférer à Jusqu’Au Dernier l’amplitude opératique des plus grandes fresques historiques sur l’Amérique en marche que le cinéma nous ait offert - ahhh… La Porte du Paradis de Cimino dans une salle obscure, j’ai eu la chance d’en faire l’expérience lors de sa ressortie ciné il y a deux, trois ans, c’était beau à pleurer. Je serais curieux de savoir si Félix et Gastine avaient ces références en tête au moment d’écrire leur histoire ou si leurs vues étaient moins larges. La seule chose dont je puisse être sûr, c’est qu’elles me sont venues en la lisant. Cela dénote en filigrane d’une puissance d’évocation à mettre à leur crédit. Toujours est-il que même en le gonflant à 66 pages, le format FB classique reste trop étriqué pour atteindre ce genre d’ambitions. Dommage.
Un mot sur le dessin. Il est la raison de mon achat. Je n’avais pas du tout l’intention de repartir avec l’album avant de l’avoir feuilleté. Esthétiquement, le trait de Gastine est impressionnant, d’une précision qui transpire l’assurance, fourmillant de détails et pourtant jamais fouillis. Ses couleurs sont quant à elles au diapason, chatoyantes sans être outrancières, convoquant des ambiances immédiatement immersives. Mais ce qui m’a complétement estomaqué, c’est la qualité de sa mise en scène souvent spectaculaire, ses cadrages soignés et justes, toujours à la bonne distance de ses personnages pour provoquer le bon effet, mettre en exergue le détail qui fluidifie la lecture. Si l’artiste dit souvent ne voir que les défauts dans son travail, moi, simple lecteur, je suis ici bien incapable d’en relever un seul.
Au final, ce Jusqu’Au Dernier est une sacrée surprise, au point que j’ai échangé mon édition classique pour le tirage luxe après lecture, en dépit de mes quelques réticences. Bravo à ce duo qui est désormais sur mon radar et auquel je souhaite le meilleur pour la suite.