À Propos de la colorisation de "Tintin au Pays des Soviets"
Pour ceux qui désirent ne pas mourir idiots, voici une information fiable sur les avatars de l'album "Tintin au pays des Soviets", depuis sa première publication en 1930.
Ceux qui préfèrent l'ignorance, la désinformation et la méchanceté, se référeront utilement aux communications récentes d'Hugues Dayez dans la presse et à la télévision.
D’après lui, Hergé a toujours déconsidéré sa première aventure, au point de refuser très tôt sa réimpression. Il se serait par la suite - et pendant quarante ans ! - opposé farouchement à toute réédition jusqu’à ce qu’il soit contraint, de guerre lasse, de céder aux pressions de son éditeur (pour qui rien ne compte d'autre, comme de bien entendu, que le profit inconsidéré).
Tout cela est faux, du début jusqu’à la fin !
Reprenons : Le tirage (nominalement 10.000 ex !) est épuisé rapidement. Suivent "Tintin au Congo" et "Tintin en Amérique" aux "Éditions du Petit Vingtième". Hergé passe ensuite chez Casterman, en 1934.
Auteur et éditeur ami (Charles Lesne) conviennent rapidement de réimprimer les albums épuisés - dont ‘Soviets’. Mais un problème technique apparaît : les clichés métalliques (qui servent à l'impression typographique) sont en mauvais état. Ils ont préalablement été utilisés au "Petit Vingtième" puis à "Cœurs Vaillants", à Paris, et encore pour l'album. Il faudrait refaire jusqu'à un tiers des clichés, ce qui est fort coûteux. Hergé bénéficie d’un droit d'auteur élevé pour l’époque (15 %) parce que c’est lui qui fournit les clichés (réalisés par le journal). On met donc le ‘Soviets' de côté et on s’attaque au ‘Congo', en attendant une expertise des clichés par l’Imprimerie.
Un courrier de 1937 montre que la réimpression du ‘Soviets’ est toujours, en principe, au programme de l’auteur et de l’éditeur. Mais les dernières années de la décennie ne sont pas très favorables : les ventes des Tintin faiblissent. Certains titres récents sont épuisés et ne sont pas réimprimés. Impensable, dans ces conditions, de réimprimer le premier album, de forte pagination, aux clichés usés et aux qualités - surtout scénaristiques - fort relatives. D'autant plus qu'entretemps, le niveau d'exigence qualitative de l'auteur a fait un bond important avec l'album "Le Lotus bleu".
Survient la guerre pendant laquelle les albums connaissent un très grand succès. Mais les tirages sont limités par la pénurie de matières. La nouvelle maquette de 62 planches est économe en papier : les cases contenues dans deux pages en noir et blanc tiennent maintenant en une seule page, en couleurs (3 x 4 cases par page, en moyenne, remplacent deux pages de 2 x 3 cases, en moyenne). Le premier album en couleurs, "L'Étoile mystérieuse", sort en 1942. Il sera suivi de "Secret de la Licorne" (1943) et du "Trésor de Rackam le Rouge" (1945).
En parallèle, Hergé reformate sur ce nouveau modèle en couleurs, tous ses albums précédemment parus en noir et blanc - à l’exclusion des Soviets.
Il estime, à bon droit, que ses albums d’avant le 'Lotus' doivent être redessinés et pas seulement remontés. Ce qui sera fait en 1946 pour 'Congo' et 'Amérique' mais attendra 1955 (!) pour ‘Cigares'.
C’est qu’entretemps le Journal Tintin a été lancé, les Studios ont été créés et cinq albums Tintin sont sortis en nouveauté, dont les deux albums de la Lune. Tout cela a demandé beaucoup de travail à l’auteur, parfois déprimé.
Les années 50 voient aussi la mise en couleurs d'autres aventures d’avant guerre : "Jo, Zette et Jocko", "Quick et Flupke" et "Popol et Virginie".
On mesure facilement combien l’idée de republier ‘Soviets’, avec toutes ses faiblesses, aurait été parfaitement saugrenue dans ce contexte ; alors que ‘Cigares’ n’était toujours pas réinscrit au catalogue.
Les années suivantes voient un Hergé au moral parfois vacillant. "L’Affaire Tournesol" et "Coke en stock" sont produits avec le concours appuyé de ses adjoints, Bob De Moor et Jacques Martin. Hergé traverse la crise que l’on sait. L’hagiographie dit qu’il s’en échappe grâce à "Tintin au Tibet" (1958 et 59 - l’album en 1960).
C’est donc seulement en 1961 que les circonstances auraient pu permettre à Hergé et Casterman de republier utilement les 'Soviets' ! Mais était-ce vraiment une bonne idée à ce moment ? C'est loin d’être évident : le noir et blanc n’a plus du tout la cote et les scénarios des aventures de Tintin ont fait, depuis bien longtemps, des progrès considérables.
La réédition n’a jamais été envisagée autrement que ne varietur. Le remontage de l’album (de 140 à 62 pages) est très difficilement réalisable et surtout… il n’apporterait pas grand chose et n'aurait pas grand sens !
C’est précisément en juillet 1961 qu’Hergé reparle pour la première fois à Casterman de son désir de voir paraître à nouveau son ‘Soviets’. L’éditeur est tout sauf enchanté, comme il l’écrit à Hergé :
Il y a {chez Casterman} plus d’opinions hésitantes ou farouchement négatives que d’avis enthousiastes.
Plus tard, Casterman fait valoir ses réticences ; principalement sur deux plans : du point de vue éditorial (éviter à tout prix que la publication soit prise pour une nouveauté par le jeune public) et du point de vue de l'opportunité politique (l’anticommunisme, réputé ‘primaire’, de cet album antistalinien). C’est en particulier à Paris, où Louis-Robert Casterman anime une très importante filiale, que l’argument d’opportunité politique est mis en avant (On dit rue Bonaparte que ce serait une catastrophe commerciale).
Casterman freine des quatre fers et Hergé signale qu’il envisage dès lors une commercialisation différente. Il ne cache pas qu’il a pris contact avec les Éditions ‘Rencontre’, à Genève, pour une diffusion par correspondance dont il espère une vente importante. {NDLR : Il n’a jamais été question de Dupuis, éventualité saugrenue rapportée par l’ami Jacques Martin}.
On notera qu’à la même époque le ‘Congo’ manque au catalogue. L’éditeur l’a retiré de la vente, sans prévenir l’auteur (!!!), et celui-ci insiste pour qu’il soit republié d’urgence (ce qui ne sera fait qu’en 1970). Les relations entre Casterman et Hergé sont tendues du fait des divergences de vue pour ces deux aventures.
Abrégeons et passons sur les longues palabres et les manoeuvres dilatoires de Casterman, mal supportées par Hergé.
Pour calmer le jeu, mais aussi dans l’espoir de voir Hergé oublier son projet, Casterman réalise en 1969 une édition limitée à 500 exemplaires, pour permettre à l'auteur de satisfaire ses amis et relations (et aussi celles de Casterman).
La satisfaction d’Hergé est grande et prouve son attachement à ce premier album :
Mais je puis dire, et je veux vous dire, que cette Edition-là est un rêve qui s’accomplit : un vieux rêve à moi (…).
Au début des années 70 les discussions aboutissent à rejeter la publication du ‘Soviets’ en album isolé ; au profit d’un ouvrage regroupant les trois aventures du "Petit Vingtième" dans l’édition originale en plus deTotor. Une forte pagination en noir et blanc (420 p), sous le titre d’"Archives Hergé", en présentation de qualité : la confusion avec une nouveauté Tintin n’est plus possible.
Les réticences ‘politiques’ subsistent néanmoins, principalement à Paris, dans l’ambiance post 68. Avec toujours en France un très important parti communiste encore stalinien ! C’est presque une révolte de la filiale qui menace Louis-Robert Casterman qui tente à nouveau de convaincre Hergé des risques encourus en matière d'image et de réputation.
Ces longues tergiversations et processions d’Echternach de Casterman exaspèrent Hergé qui écrit à Louis-Robert une lettre dont le ton cassant résonne encore dans les couloirs tournaisiens.
Elle est datée du 17-11-1972. Extrait :
Puis-je vous demander de me faire savoir officiellement si votre réponse définitive est oui ou non pour l’édition la plus rapide possible de l’album (Tintin au pays des soviets + Totor) ?
Si c’est oui, j’en serai très satisfait (…) Si c’est non, je serai amené, à mon grand regret, à me mettre en rapport avec un Editeur pour qui Tintin au pays des Soviets ne présenterait pas les mêmes difficultés que pour Casterman.
Louis-Robert Casterman se rend compte qu'il risque la rupture (ce qui n’a jamais été même imaginé depuis les années 30) et relance immédiatement le projet des "Archives".
Il y aura encore de longs échanges pour la rédaction de la mise en garde que l’éditeur et l’auteur - réconciliés - sont convenus de proposer en préface de l’ouvrage. Celui-ci sort enfin en 1973 (soit 12 ans après la première demande d’Hergé, en 1961).
C’est ainsi que les 40 ans de résistance à la réédition qu'imagine Dayez, on été en réalité 40 ans d’attente de celle-ci par Hergé dont douze ans de lutte intense avec son éditeur pour - et non pas contre - la réédition des ’Soviets’.
Voila comment on réécrit l’histoire quand on se laisse emporter par ses états d’âme !
Plus tard, Hergé fit d'un mini-album 'Soviets' sa carte de vœux pour 1980.
En 1981 je discute avec Hergé du problème des éditions pirates et nous décidons ensemble de procéder à la publication d'un facsimilé de l'album 'Soviets', pour contrer le piratage par un album plus beau et surtout moins cher. Le premier tirage s'est élevé à 80.000 exemplaires, rapidement épuisé et réimprimé.
En 1999, l'aventure rejoint la collection des albums standard. Malgré sa pagination beaucoup plus importante, il est au même prix que les autres. Ce qui, soit dit en passant, limite sensiblement sa rentabilité… sans aucun regret de l'éditeur !
Hugues Dayez ne l'a certainement jamais examiné puisqu'il écrit, sans honte :
"Casterman commet une première hérésie : refaire la maquette de "Tintin au pays des Soviets" pour pouvoir l'adjoindre à la collection des 22 albums…".
Une fois de plus c'est tout à fait faux ! Et cette fois, la méchanceté s'ajoute à l'ignorance.
L'album est tout à fait semblable au facsimilé de 1981, lui même très fidèle à l'original de 1930, à la réserve près d'une réduction de format de quelques pourcents, prise uniquement sur les marges blanches et non pas sur les planches elles-mêmes.
Concernant la mise en couleurs des ’Soviets’, ce qui n'est pas vraiment mon propos, il ne faut surtout pas confondre la simple colorisation des cases aux traits inchangés (comme vient de le faire Michel Bareau) avec le remontage suivi d’un coloriage, tel qu’il fut réalisé pour les autres albums en noir et blanc dès 1943.
Hergé a très vite écarté cette hypothèse, tant dans les années 40 que plus tard. Il était tout a fait conscient, bien entendu, des faiblesses de son 'péché de jeunesse'. Le remonter aurait été non seulement un très grand travail mais aussi une ‘promotion’ indue au rang des autres albums, vu la faiblesse du scénario. Par contre, le republier en l’état, tel un document d'histoire, prenait d’autant plus son sens que la série avait atteint des sommets de diffusion et de notoriété incomparables.
Je suis certain que même les opposants de principe à la colorisation (dont je comprends la réaction mais ne la partage pas) considéreront la qualité de réalisation et la maîtrise de Michel Bareau. Une chose est certaine : la lisibilité de l’album en aura grandement bénéficié et avec elle, son accessibilité aux plus jeunes.
Tout ceci est certainement argumenté avec brio par Philippe Goddin dans son livre qui vient de paraître et que je n’ai pas encore lu - mais ce n’est qu’une question d’heures !
Pour conclure, rassurons ceux qui n'approuvent pas la démarche : ils ne sont pas obligés d'acheter l'album et encore moins de le lire !
Cela ne l'empêchera pas de connaître le succès – j'en suis sûr.
Etienne POLLET - 7 janvier 2017
pollet.etienne@gmail.comPetit-fils de Louis Casterman Etienne Pollet a été longtemps l'éditeur des collections Hergé chez Casterman et aussi l'artisan des facsimilés Tintin (dont celui des 'Soviets').
Il intervient ici en totale liberté, étant à la retraite depuis près de sept ans.