de francois d » 14/04/2014 16:25
En relisant les différentes interventions des derniers jours et en comparant les images postées par JusticeForJorgen (Destination Moon version U.S. et On a Marché sur la Lune d’Hergé), je constate que mis à part deux images (post du 01/04/2014 19h44 – page 196), toutes les vignettes mises en ligne concernent des bandes prépubliées dans le journal Tintin en 1952 et 1953.
Les deux premières images mises en ligne par JFJ sont celles de l’arrivée de Tintin et Haddock au premier contrôle routier de la base de Sbrodj (Tintin n°16 du 20 avril 1950) et celles du contrôle des passeports par les policiers de l’hélicoptère (Tintin n°18 du 4 mai 1950). Et ces deux images-là ne sont pas très convaincantes pour induire à un éventuel plagiat.
Pour rappel, le diptyque de la Lune a été prépublié sous le nom « On a marché sur la lune » avec dans un premier temps, les 24 premières planches (30 mars 1950 au 7 septembre 1950) – interrompu durant dix-huit mois suite à une « grosse fatigue » d’Hergé (dixit Philippe Goddin page 198) – reprise de la prépublication dans le Tintin n°15 du 9 avril 1952 jusqu’au Tintin n°52 du 30 décembre 1953, soit 91 planches. Et c’est dans cette deuxième partie (1952-1953) qu’on trouve un bon nombre de similitudes présentées par JFJ.
Puisque le film Destination Moon d’Irving Pichel est sorti en août 1950 aux U.S.A. (probablement fin d’année 50 – début 51 en Belgique) et que la bande dessinée de Burlockoff (adaptation du film) est publiée en septembre 1950, il est dans le domaine du plausible que Hergé ou son entourage aient vu le film et/ou lu la bande dessinée. Dans ce cas, les similitudes présentées par JFJ sont pertinentes.
Rappelons également ici quelques extraits d’Hergé par Pierre Assouline (éd. Plon, 1996) :
Avant de s’engouffrer dans cet univers dont il ignore tout, Hergé se documente abondamment, réunit nombre d’articles scientifiques et lit attentivement quelques ouvrages de base : L’Astronautique d’Alexandre Ananoff, première encyclopédie ayant le mérite de populariser en français les dernières découvertes en technologie spatiale ; Notre amie la Lune de Pierre Rousseau ; Entre ciel et terre d’Auguste Picard et L’homme parmi les étoiles de Bernard Heuvelmans. (…) Hergé aurait également puisé dans deux ouvrages considérés alors comme étant à l’avant-garde de la littérature scientifique pour le grand public : L’Humanité devant la navigation interplanétaire d’Albert Ducrocq, riche en détails notamment sur le problème de la combustion et de l’énergie atomiques ; et La Conquête de l’espace, non pour le texte de Willy Ley mais pour les fascinants dessins de Chesley Bonestell.
Dès le départ, plusieurs collaborateurs et amis l’aident à se préparer pour cette nouvelle aventure. Rarement un de ses albums a réuni des concours divers. Hergé a besoin d’être entouré, rassuré, stimulé avant de s’élancer. Car un spectre le paralyse : l’arrêt brutal en cours de route. A nouveau le collapsus, la fugue, la fuite en avant et tout ce que cela suppose.
Il y a d’abord les experts, qu’il consulte ès qualités, afin de n’être pas bloqué dans le feu de l’action par un problème technique. C’est le cas de Louis Browet, chef du service incendie à la Régie des voies aériennes de Bruxelles. (…) Dans le même esprit, Hergé interroge Max Hoyaux, chef du centre de recherches atomiques à Charleroi. Il attend de lui une visite guidée et un mode d’emploi le plus complet possible d’un établissement aussi particulier que le sien : disposition des lieux, fonctionnement des appareils… Le savant ne se contente pas de ce rôle passif. Il se prend au jeu et fait des suggestions : puisqu’il y a de l’eau gelée sur la Lune, pourquoi ne pas la faire fondre à la chaleur solaire afin de recharger la fusée ? (…)
Il y a ensuite les dessinateurs. Ils forment un appoint non négligeable. C’est même un euphémisme de le dire ainsi. Bob de Moor, le tout premier d’entre eux, joue un rôle pivot dans la réalisation de certaines planches de ce diptyque. Il débarque à la page 16 d’Objectif Lune et commence par dessiner les décors. La fameuse fusée à damier rouge et blanc sortira entièrement de son crayon.
Par souci maniaque de l’exactitude plutôt que par méfiance, Hergé fait même confectionner une maquette du poste de pilotage de la fusée par M. Van Noeyen sur les indications du savant Alexandre Ananoff, d’après l’une des 135 illustrations de son livre. Hergé rencontre à deux reprises le savant franco-russe. (…)
Outre Bob de Moor, un autre membre de son entourage joue un rôle majeur : Bernard Heuvelmans. (…) Hergé le tient pour sérieux comme savant, plaisant comme un humoriste et captivant comme un romancier. Récemment encore, quand la dépression le privait de toute énergie créatrice, il avait fait appel à lui pour achever Le Temple du soleil. Hergé est revenu vers lui : « Tu serais capable de travailler sur tout un album ? Je voudrais m’attaquer à la conquête de l’espace ? ». Pas de contrat entre eux. Entre amis, estiment-ils, une poignée de main ou une parole suffit. Heuvelmans était d’autant plus partant qu’Hergé avait la bonne idée de lui adjoindre Jacques van Melkebeke pour charpenter l’intrigue. Puisqu’il état chargé de l’imagination scientifique, Heuvelmans s’était abreuvé à la meilleure source : la NASA. Il n’a donc rien inventé.
Le tandem livre un scénario de ce projet d’expédition lunaire, ainsi qu’une première planche. Fatalement, le texte et les dessins souffrent d’un grave défaut de conception : ils ont été pensés « à la manière » d’Hergé. Celui-ci a l’impression de lire un pastiche de son travail. Entre eux et lui, ça ne peut pas marcher, du moins dans cet esprit. Bernard Heuvelmans continue à collaborer au projet mais en tant que conseiller.
Que reste-t-il de cette version originelle qui n’est pas d’Hergé dans la version définitive signée Hergé ? Comme de juste, pas grand chose selon lui, plus que cela selon eux. Hergé reconnaît sa dette, mais la juge moins importante qu’ils veulent bien le dire.
C’est vrai, il l’admet, il doit à Heuvelmans la lecture de son livre L’Homme parmi les étoiles. Il lui doit également la base iconographique à partir de laquelle il a pu visualiser son histoire dès l’origine du projet, fin 1949. Dans une perspective avant tout graphique, avait-il demandé à son ami de lui procurer toutes sortes de renseignements sur les usines atomiques (surveillance et contrôle, cyclotrons), sur une hypothétique fusée lunaire capable d’emporter sept personnes et un chien, et sur son intérieur (conception de la cabine, nature des instruments de navigation, couchettes, scaphandres, sas, réserve de combustible, plan de l’appareil de propulsion). Par la suite, il ne manquera jamais d’ailleurs de créditer Heuvelmans de toute sa « documentation interplanétaire ».
Il lui doit aussi des réponses scientifiques à des questions de néophytes. S’il ne peut les obtenir au moment où il les pose, Hergé se sent bloqué. Et dans sa situation psychologiquement fragile, il n’a vraiment pas besoin de cet obstacle supplémentaire. (…)
Hergé lui doit enfin certain gags et non des moindres : le jeu avec l’apesanteur, le whisky mis en boule, Haddock en orbite autour de la comète. Non seulement Hergé n’en disconvient pas, mais il ne manque pas une occasion de lui rendre un hommage limité. S’il ne s’était pas agi de l’ami Heuvelmans mais d’un employé de studio, il n’irait pas jusque là et s’attribuerait toutes les originalités de l’album. Ses collaborateurs sont là pour collaborer, pas pour briller à ses dépens : « Dans ce cas, je dois bien l’avouer, je suis d’une ingratitude noire : j’oublie immédiatement et complètement celui qui me l’a donnée pour ne retenir que l’idée elle-même. Et je me l’approprie instantanément. Ce n’est peut être pas bien, mais c’est comme ça. »
Sans en faire une affaire d’Etat, contrairement à son partenaire Jacques van Melkebeke qui l’a mal pris, Heuvelmans est convaincu que la dette d’Hergé est plus importante qu’il a bien voulu le reconnaître : « En découvrant les deux albums, nous avons vraiment eu l’impression que c’est ce que nous avions fait au départ. Dans les grandes lignes c’était ça. »
Jamais la publication d’une série d’Hergé n’aura été aussi chaotique de son propre fait. Interrompue au bout de six mois sans justification convaincante, oubliée à défaut d’être abandonnée pendant près de deux ans, reprise enfin pour être menée à son terme, elle suscite des explications embarrassées de la direction de l’hebdomadaire qui met de longs mois avant de reconnaître qu’Hergé est malade. (…) Car la dépression est autrement plus grave. Elle ne l’a pas quittée. Fugues, exils, retraites, plantes et médicaments l’ont temporairement aidé à la surmonter, pas à la vaincre. Il est plus qu’éreinté. Effondré.
A la lecture de ce qui précède, j’ai le sentiment qu’on a eu affaire à un Hergé affaibli, diminué, sans inspiration et qu’heureusement il a pu compter sur des amis et connaissances pour ce qui est des sources documentaires, sur des proches amis pour concocter le scénario et sur Bob de Moor pour transposer tout cela sur papier.
Et lorsqu’on se pose la question si Hergé a vu le film Destination Moon ou s’il aurait pu lire l’adaptation bd, je crois qu’il faut plutôt supposer que Bernard Heuvelmans l’a vu/lu et que cela a été une source d’inspiration parmi tant d’autres pour ce scientifique qui, n’en doutons pas, avait certainement une bibliothèque bien fournie.
fd