de spifan74 » 26/03/2008 10:52
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Dominique Bry
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Spirou, le groom septuagénaire
20 Mar. 2008Par Dominique Bry
Etymologiquement, un spirou est un écureuil en wallon. Dans le monde des bulles, c’est le nom du personnage créé par Rob-Vel pour le lancement du Journal éponyme de Jean Dupuis.
21 avril 1938. Il y a 70 ans. Spirou a traversé les âges, et comme nombre de ses congénères et contemporains, il aurait pu être voué à se voir figé dans une époque, dans un style graphique, dans un monde suranné, daté, comme les héros d’Edgard P. Jacobs par exemple (voir article de Joseh Ghosn). Il n’en est rien…
Spirou65.jpg
Spirou a évolué, s’est transformé. Graphiquement bien sûr, selon les traits de ses dessinateurs successifs (ou simultanés), mais aussi et surtout dans sa personnalité, sous la plume et l’inspiration des scénaristes… Il est devenu, malgré son grand âge, moins le petit groom de papier du Moustic Hôtel de ses débuts qu’un héros moderne en prise avec son environnement. Dans son cheminement Spirou a des travers, des angoisses, des aspirations, car si la BD cultive toujours le paradoxe du caractère intemporel de l’aventurier infatigable, à l’éternelle jeunesse, il en vient à se confronter avec la modernité, la technologie, et des valeurs et des interrogations plus métaphysiques, telles que la mort du héros, son existence réelle hors des cases formatées, son individualité même, dans une mise en abyme assez inédite pour une BD d’un classicisme définitivement estampillé Dupuis.
Les débuts
Ils sont solitaires et timides. Figure quelque peu caricaturale, dans le droit fil des romans populaires de l’époque, Spirou a l’image d’un aventurier de poche, en livrée rouge et noire et calot de groom poli, que l’adversité ne rebute pas, au tempérament bagarreur et emporté, au cœur droit et pur. Il parcourt le monde, défend les honnêtes face à la vilénie, prend parti pour les petits face aux grands. Ses aventures sont empruntes d’une naïveté touchante, dans le quotidien des situations, jusqu’à des épisodes flirtant avec le genre fantastique, l’opposant tour à tour à des notaires, des savants fous, des milliardaires, de mauvais garçons gouailleurs, un homme-invisible, un robot lunatique…
Son pendant animalier, comme Milou avec Tintin, Spip (pléonasme s’il en est, puisque synonyme d’écureuil dans certaines régions de Belgique) le rejoint très vite et ne le quittera plus, Fantasio arrivera en 1943, comparse et ami fidèle, faire-valoir et contrepoint ; les aventures de Spirou et Fantasio commencent.
La maturité
En 1947, Franquin reprend la série, les aventures s’allongent, et l’univers des trois personnages s’étoffe au fil des albums, avec une unité de lieu, de temps, avec des seconds rôles récurrents qui viennent composer une galerie de personnages provinciaux pittoresques, de méchants manichéens, caricaturaux, mais dans le sens noble du terme. La famille grandit, les histoires se suivent, les références au passé se font plus précises, d’albums en albums, la personnalité de Spirou se développe. Il est tour à tour pilote d’essai d’une invention révolutionnaire, coureur automobile, militaire pour rire et combattant une dictature bananière, reporter animalier en Afrique, baroudeur libertaire dans un pays d’Asie aux relents coréens ou chinois, pionnier des abysses… Franquin fait du personnage un explorateur de tout. Le trait académique pour les personnages principaux et le goût de la caricature et du clin d’œil rigolard pour les autres de l’auteur font de cette période une montée sans accroc vers la mythification du personnage. Il est installé, ancré dans son statut de routard aventureux aux guêtres immaculées. Pour autant, il n’a aucun état d’âme, aucun doute, aucune faille. Il pourrait paraître lisse, si l’on n’y regardait de plus près. Mais ses qualités humaines, de droiture, d’honnêteté, son courage et son abnégation indéfectible à se placer du côté de la justice permettent de gommer cette absence apparente de réalisme. Il se bat à mains nues, déteste les armes à feu, mais vainc systématiquement. Sans nul doute, les idéaux pacifiques de son auteur y sont-ils pour quelque chose.
Trente ans plus tard, Franquin arrêtera la série pour se consacrer à SON héros, Gaston Lagaffe, et les aventures seront revisitées successivement par Nic et Cauvin, Fournier, puis par Tome et Janry, qui seront, très certainement les meilleurs repreneurs de la série.Le dessin est novateur, l’esprit potache, voire grivois par moments, les sarcasmes pointent dans la bouche des personnages, qui deviennent plus caustiques, plus féroces, moins idéalistes, plus sensibles, allant même jusqu’à évoquer des amours contrariées, ou une absence de sentiment amoureux de plus en plus pesante pour des héros, volontairement ou à leur corps défendant, abstinents.
La frontière
Elle intervient lors de la publication du dernier tome dessiné et scénarisé par Tome et Janry. Machine qui rêve est l’album qui va définitivement faire basculer Spirou dans une dimension autre. Dans laquelle ne se reconnaîtront pas les lecteurs de la première génération, mais s’engouffreront les nouveaux, parce que l’évolution est criante, la mise en abyme flagrante, et le malaise certain.
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Spirou devient un héros qui pense. Il n’était déjà pas l’auteur de ses aventures, il en devient la victime. Cloné, dupliqué, reproduit, le jeune héros ne se reconnait plus, et en vient à se demander s’il existe réellement. Dans les dernières cases de cet album sombre et au graphisme novateur, il se livre : « je ne sais pas qui je suis, ce que je vais devenir. Je ne sais pas si je vis vraiment… »
Spirou est humanisé donc, il a découvert ses propres sentiments, ses pulsions même. Ce qui n’était pas présent – du moins ouvertement – dans les albums précédents, à la dimension plus légère, restant dans le droit fil des aventures dessinées par Franquin.
Tome et Janry avaient pourtant paradoxalement été les plus respectueux de l’héritage du Maître. Ils s’en sont détachés de la manière la plus brutale qui soit : en rompant avec le traditionalisme scriptural – le dessinateur a délaissé les rondeurs joufflues et les nez proéminents pour se rapprocher de visages plus réalistes, moins cartoonesques, plus humains –, en franchissant la ligne éditoriale, qui faisait son identité, c'est-à-dire en narrant les faits d’armes de protagonistes sans prénoms, uniquement nommés par leurs sobriquets réducteurs.
La crise est donc identitaire. Comme le souligne la question posée par Seccotine, qui, après avoir dit son prénom à Spirou, lui demande le sien.
L’avenir
En 2004, Morvan et Munuera prennent en main la destinée de Spirou. Un premier album situant l’action dans Paris sous Seine vient rompre la monotonie rurale dans laquelle pouvaient parfois évoluer ces aventures. Le second album (L’homme qui ne voulait pas mourir) le conduit aux portes de la réalité et accentue la transformation. Appelés pour moderniser la série, les jeunes auteurs français et espagnol ont osé aller au bout de leurs envies. Nous sommes au XXIème siècle, la mort n’est pas un tabou, et, pour la première fois, un personnage va mourir dans les pages de la série, après avoir vécu comme une malédiction son éternelle jeunesse (le personnage de Tanzafio avait découvert la fontaine de Jouvence). Le choc est grand. On est loin des aventures sans conséquences où les boy-scouts viennent à bout des gangsters sans dommages collatéraux sérieux.
Le dernier opus paru à ce jour nous a mené, lui, au Japon, Spirou et Fantasio iront jusqu’à affronter les yakuzas, dans un style très proche des mangas, en retrouvant au passage de vieilles connaissances issues des albums de Fournier… La série renoue avec le passé, tout en lorgnant très fort sur son propre futur.
Las, alors que 70 ans devraient être un couronnement symbolique avec un 50ème album, la série est en panne d’auteurs, et en pleine crise éditoriale. Le dossier Spirou est ouvert, et la volonté de Jean David Morvan de faire de l’emblème de la maison Dupuis un manga – « lubie d’auteur » selon son propre aveu – n’a pas vu le jour.
Tome et Janry se consacrent au Petit Spirou, dont les ventes se comptent en millions d’exemplaires sur les seuls marchés francophones.
En 2006, les éditions Dupuis ont lancé une nouvelle franchise, Spirou et Fantasio par… en s’adjoignant les services de signatures reconnues (Franck Le Gall, Tarrin et Yann, Yoann et Vehlmann).
Cette année, l’incertitude sur la suite des aventures « régulières » du groom septuagénaire est grande.
Le 21 avril prochain, cela ne l’empêchera pas de souffler ses bougies. Dans l’attente d’un repreneur de flambeau.
A suivre… Comme on dit à la fin d’un épisode.
Dominique Bry