Pour le coup, je suis en pleine relecture "à cause" de cette discussion : j'ai relu en VO la nouvelle originale ce week end, en parallèle avec son adaptation. Et c'est assez intéressant : La nouvelle est très courte, à peine 10 pages, essentiellement écrite sous forme de monologue intérieur, et son adaptation est finalement meilleure que dans mon souvenir. Elle est un peu conçue comme un puzzle, une réorganisation du texte au profit de la narration, les seules omissions étant constituées de ce qui est raconté visuellement. Et c'est là qu'il peut y avoir une faiblesse, étant donné que ce que l'oeil lit est bien plus objectif que ce que l'oeil voit, certaines références sont presque cachées dans les cases. C'est pourtant très simple à lire, jusqu'aux quelques dernières pages.
Mais pas de problème, car cette séquence sera habilement explicitée dès le premier numéro de Neonomicon. Neonomicon ne présente aucune difficultés de compréhension, et les références à Lovecraft sont pour la plupart "esthétiques". Par contre, de nombreux points de The Courtyard sont explicités tout au long, surtout tout ce qui concerne ce qui ce passe autour de l'action de la nouvelle, et puis ces fameux télégrammes... Un peu comme pour l'adaptation de la nouvelle, la conclusion propose une résolution relativement ésotérique, mais bien moins que The Courtyard, plus proche de ce qu'on voit dans la fin de True Detective saison 1. Franchement, c'est vraiment pas mal, même si on se sent toujours un poil déconnecté.
C'est donc dans Providence que les connections se font pleinement. Je viens donc de finir les quatre premiers numéros en entier (CAD avec les appendices), et le plaisir est réellement décuplé. Alors que le premier numéro m'avais paru à l'époque un peu dur à pénétrer, voir presque "vide", l'expérience est tout autre si l'on vient de sortir des lectures précédentes. Alors que dans un premier temps on pourrait croire que la série va proposer plusieurs récits parallèles, les pages "ésotériques" du #1 ne sont finalement que l'évocation d'évènements (prémonitoires?) impactant le moral du personnage principal. Car oui, il y a un personnage principal, Robert Black/Schwartz, un juif bisexuel qui cherche dans le fantastique des métaphores pour alimenter un hypothétique grand roman américain à la vision progressiste. À l'instar du NiteOwl de Watchmen, ce dernier va au fil de douze numéros enquêter, mais à la différence de ce dernier, l'objet de son enquête est en constante redéfinition. Par contre, comme dans Watchmen, ais peut-être encore plus, les notes de fin de numéros sont encore plus essentielles à la compréhension de l'oeuvre : comme un processus inversé de l'adaptation de The Courtyard (sous forme de journal intime - monologue intérieur - et de documents glanés) ces notes racontent la même chose que la partie BD qui la précède, avec un éclairage sur la réception que Black fait des évènements : alors que les étranges rencontres de l'aventures sont pour l'instant étonnement calmes et sereines, voir amicales, Black en fait un récit presque paranoïque (ou lucide quand on est familier de l'oeuvre de Lovecraft
) .
Ceci permet une compréhension accrue des évènement, et nous plonge dans les procédés narratifs lovecraftiens de plein pied. Par contre, on sent également qu'il s'agit d'une sorte d'exorcisme de Lovecraft, comme une manière de transformer les pires intuitions de Lovecraft en simples doutes, les préjugés de ce juif bisexuel très sexuel pas totalement sorti du placard donnant paradoxalement une portée plus universelle au récit.
Je ne dirait pas que la relecture immédiate de l'ouvre de Lovecraft est en préambule nécessaire, mais elle le devient si vous n'avez jamais lu Lovecraft, même il y a très longtemps : personnellement, ça fait une éternité (hormis L'affaire Charles Dexter Ward relu il y a 2 ans), et la scène du bus dans le #3, j'ai immédiatement compris de quoi il s'agissait, et c'est effectivement très poétique (Cette scène m'a dailleurs rappelé le début d'un étonnant film éspagnol de 1993, Dark Waters, un nunsploitation lovcraftien très réussi). Ainsi, je dirais que de vagues souvenir de l'univers lovecraftiens sont absolument nécessaires, mais pas plus.
Par contre, je confirme que sur ces quatre premiers numéros, la lecture des deux oeuvres précédentes est primordiale, tant les références sont abondantes : trois évènements du passé ainsi q'un personnage (Suydam) sont largement évoqués dans les deux premières mini, ils sont plus que partiellement vécus dans Providence. En faire la lecture à postériori éliminerait tout l'impact de cette dynamique. Un des sujets même de l'oeuvre lovecraftienne de Moore est de connecter avec Einstein une des thématique sous jacente du reclus de Providence, la relativité du temps : l'avant, l'après, le pendant, tout ça revient un peu au même à l'échelle des grands anciens, et le récit de Moore qui repart du passé dans Providence ne sera au final "qu'une" boucle avec The Courtyard et Neonomicon, mais une boucle racontée dans le bon ordre initial.
Sur ces quatre premiers numéros, une impression très étrange se dégage, du fait que notre connaissance implicite d'un univers lovecraftien nous avertis que toutes ces rencontres cordiales voir amicales, jamais réellement menaçantes, cachent un monde invisible qui devrait exploser en pleine face de notre personnage principal, mais ce contraste est particulièrement perturbant et réussi, car alors qu'on rencontre moult potentiels monstres, tous ont un comportement tout à fait acceptable, voir bienveillant, d'une manière authentique et donc déstabilisante.
Encore une fois, aucune difficulté de lecture, le récit est bien conçut, essentiellement à base d'un nombre restreint (par rapport à ses standards habituels) de cases, pour une fois horizontales (procédé qu'il utilise afin de raconter plus de choses par l'image). C'est dynamique malgré l'absence de scènes d'action, et on perçoit les germes d'un récit conradien à la sauce lovecraft, mais dans le resto du père Moore
Pour ce qui est du trait, Burrows s'est fait connaître comme le tâcheron besogneux de Warren Ellis pour ses oeuvres que seul Avatar acceptait de publier, un éditeur considéré comme la maison des oeuvres de rebut des scénaristes Vertigo, où tout le budget passait dans le cachet de l'auteur et le marketing (les champion de la variant cover!), et presque rien dans le dessin, budget oblige.
Forcément conscient de ce paradigme, Moore permet néanmoins à Burrows de s'en sortir avec les honneurs. Certainement aidé par des scripts ultra détaillés et directifs, Burrows trouve une forme de grace dans un travail quasi mathématique, certainement architectural, qui fait passer ses faiblesses (expressions faciales, rigidité des personnages, absence de contraste, absence de détails (voir de style) pour ses personnages) au second plan. Par cette rigueur du trait et des sujets constamment architecturaux, il s'éclate dans un travail certainement rébarbatif, montrer une même rue, un même bâtiment, une même pièce sous différents angles -parfois extrêmes - donnant ainsi à cet univers cachant le fantastique une vérité physique irréfutable. Avouons le même clairement, certaines cases sont impressionnantes, alors que son trait conserve ce côté anonyme qui fini presque par ici devenir une qualité. Est-ce que Moore à anticipé tout cela et instrumentalisé cette faiblesse structurelle en orientant son récit à cette faveur? C'est mon avis, mais peu-importe, car le plus important est le plaisir de lecture qui est bel et bien là, les (abondantes) notes de fin de numéros étant particulièrement abordables, du moment qu'on ne fait pas un blocage à l'idée de la lecture de 10-12 pages de prose toutes les 24 pages de BD.
L'odée de ce post étant d'éclaircir le contexte idéal de lecture de Providence, je ne sais pas s'il est bien utile de vous donner un autre compte rendu de la lecture des 8 derniers numéros, mais qui vivra verra...