A propos de "Système 1 / Système 2" de Daniel Kahneman (2)Troisième partie: l'excès de confiance en soi. Chapitre 19: l'illusion de compréhension. Par "erreur de narration", Nassim Taleb entend que nous nous focalisons sur les événements saillants pour donner du crédit à une histoire au détriment de toutes les informations que nous ignorons. Ainsi, face au formidable succès de Google, nous surestimons le talent des entrepreneurs et nous sous-estimons la chance. De même, nous ne savions pas vraiment qu'une crise financière éclaterait en 2008. Tout au plus en avions-nous envisagé la possibilité. [Faux: la crise des subprimes remonte à 2007, mauvais exemple Monsieur Kahneman.]
L'erreur de narration nous pousse également à employer un vocabulaire dont le poids excède la valeur de notre jugement. Le biais rétrospectif, quand l'issue d'une expérience modifie notre point de vue, a pour effet de nous faire oublier notre ancienne façon de penser. Nous nous comportons selon le plus récent changement opéré, en négligeant parfois le caractère inadapté de celui-ci aux nouvelles situations. Un pari à haut risque, si couronné de succès, nous aveugle au point de nous amener à saluer l'audace d'un dirigeant téméraire, d'un décideur irresponsable, là où l'échec de ce pari nous aurait davantage ouvert les yeux. Nous passons à côté de tout ce qui échappe au contrôle, pour ne considérer que le style d'un PDG et ses méthodes de management. Résultat: nous pensons à l'envers. Pour nous, une société bat de l'aile à cause de la rigidité de sa direction, là où c'est l'échec qui nous donne l'impression d'une rigidité. Jim Collins et Jerry L. Porras, les auteurs de "Bâtir pour durer", n'ont pas toujours tort dans leur analyse des clés du succès entrepreneurial, mais ils exagèrent l'importance du rôle joué par une bonne gestion. Cette dernière reste nécessaire mais ne suffit pas à expliquer le succès ou l'échec.
Chapitre 20: l'illusion de validité. Son expérience en tant que psychologue au sein de l'armée israélienne a enseigné à l'auteur ce qu'il appelle l'illusion de validité, soit une trop grande confiance en un jugement fondé sur une première impression ayant servi à élaborer une histoire cohérente, comme lorsqu'il s'agit d'évaluer les qualités de meneurs des membres d'une nouvelle équipe de soldats lors d'un test stressant. L'illusion de talent, elle, repose sur une série de bons résultats attribués à une expertise effectuée dans l'ignorance des faits statistiques. Sur un marché boursier efficace, une décision raisonnée a autant de valeur qu'un pari hasardeux. Plus les succès se maintiennent dans la durée, indépendamment des fluctuations, plus le talent se confirme. Autrement, ceux qui se prétendent talentueux refusent simplement d'admettre à quel point ils ont eu de la chance.
Les compétences et la culture professionnelle contribuent à entretenir ces illusions. Voir "Une marche au hasard à travers la Bourse" de Burton Malkiel. "Au bout du compte, les experts ne sont que des hommes. Fascinés par leur propre génie, ils détestent avoir tort" (page 266). A l'aune des éléments qui échappent à notre analyse, le monde ressort imprévisible. Selon l'essai d'Isaiah Berlin consacré à Tolstoï, on déduira qu'il vaut mieux être un renard qu'un hérisson.
Chapitre 21: les intuitions contre les formules. Dans son opuscule "Prédiction clinique et prédiction statistique: analyse théorique et étude des preuves", Paul Meehl avait démontré que, en matière de prévisions chiffrées, un algorithme a plus de poids que les appréciations subjectives des cliniciens. Seule une "jambe cassée" autorise à passer outre une formule simple, car en général la complexité limite la validité dans ces cas-là, l'inconstance humaine aidant. L'efficacité des combinaisons de quelques variables notées de 0 à 2 a sauvé des milliers de vies dans le domaine de la maternité: rythme cardiaque, respiration, réflexes, tonicité musculaire et couleur. Robyn Dawes a ainsi mis à jour une fiabilité supérieure à la régression multiple utilisée dans les sciences sociales.
L'hostilité aux algorithmes s'explique par la préférence généralement attribuée aux procédures naturelles plutôt qu'artificielles. Cependant, plus ils font leur preuve, plus la résistance à leur encontre s'atténue. Quelques traits de caractère suffiraient ainsi à évaluer l'aptitude d'un soldat, dont la responsabilité, la sociabilité, la fierté masculine. L'intuition de l'interrogateur s'affirmerait comme une valeur ajoutée. Ces conclusions s'appliqueraient dans d'autres domaines, tels que le recrutement commercial prenant en considération les compétences techniques du candidat, sa personnalité engageante ou encore sa fiabilité, sur une échelle de 1 à 5. Il y a plus d'incertitude à se fier à sa seule intuition.
Chapitre 22: Daniel Kahneman et son contradicteur Gary Klein, spécialiste de la Prise de Décision Naturaliste, ont travaillé ensemble pour examiner l'intuition dans les expertises, sa marge d'erreur et de réussite. Contrairement à eux, Malcolm Gladwell, auteur de "La force de l'intuition", conclut à l'impossibilité de déceler la cause d'une intuition fondée. Pour Klein, à la suite d'Herbert Simon, l'intuition puise dans la mémoire les expériences dont la reconnaissance motive la prise de décision. Dans l'action, un pompier n'a pas le temps d'envisager toutes les solutions. Donc il va mettre en pratique ce qu'il a déjà vécu lors d'une précédente intervention, ajuster la méthode et, si elle ne marche pas, en choisir une autre dans le catalogue de ses souvenirs. L'intuition, c'est de la reconnaissance.
Quand on manque d'expérience, les mots et la simulation remplacent la situation concrète. Au bout de milliers d'heures de pratique, un maître en jeu d'échecs arrive tout de suite à identifier une figure et sait comment riposter. Ce mécanisme présente des similitudes avec le fameux chien de Pavlov, à cette différence près que la peur stimule l'intuition plus que ne le ferait l'espoir d'une récompense. La validité probable d'un jugement intuitif repose, comme l'acquisition des compétences, sur deux données: la régularité ainsi que la durée, caractéristiques d'un environnement prévisible.
Les experts, selon leur expérience, développent des compétences à un certain niveau et restent novices à un autre niveau. Leur spécialité ne les forme pas à la prise de conscience des limites de leur jugement. L'intuition d'un anesthésiste est en général plus fiable que celle d'un radiologue en matière de prévision, car il bénéficie d'un temps de réponse plus court. Les psychothérapeutes ont du mal à prévoir l'évolution de leurs patients dans le long terme car trop de changements entrent en ligne de compte. Dans le domaine commercial, abstenons-nous de décrire l'avenir d'une entreprise à l'aune de l'énergie déployée par ses dirigeants, cela ne veut rien dire. Enfin, il y a experts et experts: pompiers et infirmières méritent moins de scepticisme que courtiers et analystes.
Chapitre 23: la vision externe. L'échec de la rédaction d'un manuel de lycée sur la prise de décision a appris trois notions à l'auteur: la différence entre vision interne d'un projet et vision externe dans la prédiction, l'excès d'optimisme et la persévérance irrationnelle, soit la préférence accordée à la poursuite d'un objectif coûte que coûte. Bien qu'en ayant effectué une estimation raisonnable quoi qu'informelle du pourcentage d'échec et du temps de réalisation, une équipe de rédacteurs aura tendance à passer outre ce taux de base, les performances comparées des autres équipes et les aléas de la vie définissant la vision externe, pour préférer à cette dernière la vision interne, obnubilée par la conviction que chaque cas est unique et qu'il est donc préférable de se concentrer sur ses propres performances.
Les erreurs sont courantes sur l'issue d'un projet. La construction d'un bâtiment, on l'a vu, peut coûter jusqu'à dix fois plus cher que prévu au départ. Afin de tomber juste, la prévision par catégorie de référence de Bent Flyvbjerg consiste à identifier une catégorie, à connaître ses statistiques et à les ajuster en fonction des particularités internes. L'excès d'optimisme représente un danger.
Chapitre 24: le moteur du capitalisme. A condition d'éviter les biais cognitifs, l'optimisme représente un atout car une source de motivation pour soi-même et pour les autres, et ce même si les optimistes ont plus de chance qu'ils ne le reconnaissent. L'expérience donne raison aux statistiques dans la plupart des cas, quand les chances de réussite d'une entreprise reçoivent une faible évaluation au départ. A l'inverse, la reconnaissance publique d'un dirigeant réputé talentueux le pousse à une confiance en soi excessive et peut l'amener à prendre des risques inconsidérés. En nous concentrant sur nos objectifs, sur nos capacités ainsi que sur nos connaissances au détriment de ce que nous ignorons, nous sous-estimons le fait que d'autres travaillent dans le même secteur que nous. "La négligence de la concurrence a pour conséquence une saturation du marché: on voit entrer sur le marché plus de concurrents qu'il ne peut en accueillir en restant profitable, aussi leurs revenus moyens constituent-ils une perte" (page 315).
Des études ont révélé que les directeurs financiers se font une trop haute idée de leur connaissance de l'économie à travers la corrélation nulle entre leurs prévisions et la vraie valeur d'un indice d'une année à l'autre. Invariablement, leur foi dans la bonne santé du marché les amène aussi à prendre des décisions personnelles hasardeuses. C'est pourtant ce que la société attend d'eux, car l'aveu plus raisonnable de sa propre ignorance passe pour une faiblesse. La méthode pre-mortem, réunissant un groupe d'individus chargés d'imaginer les causes d'une catastrophe consécutive à l'exécution d'un plan, a pour avantage de légitimer le doute et ainsi de limiter la casse.
Quatrième partie: faire le bon choix. Chapitre 25: les erreurs de Bernoulli. L'économiste Bruno Frey, dans la lignée du mathématicien John von Neumann et de l'économiste Oskar Morgenstern, définit l'agent économique comme rationnel, égoïste et constant dans ses goûts, là où les psychologues décèlent des failles dans la rationalité, de la générosité et de l'inconstance chez l'Humain, à distinguer donc de l'Econ de Richard Thaler. Pour étudier la prise de décision, les économistes s'appuient ainsi sur des paris simples ("40% de chances de gagner 300 euros"). C'est la théorie de l'utilité espérée, que l'on retrouve aussi dans les sciences sociales et qui s'applique à une logique de choix.
Les psychologues, eux, ont voulu saisir les motivations des choix risqués, comme par exemple entre gagner 100 euros à pile ou face, ou recevoir à coup sûr 46 euros. Ce faisant, ils ont calqué leur approche sur la psychophysique de Gustav Fechner, suggérant une fonction logarithmique entre le stimulus physique et l'intensité psychologique, laquelle augmenterait alors toujours de la même façon. "Si, en augmentant l'énergie du son de 10 à 100 unités d'énergie physique, on augmente l'intensité psychologique de 4 unités, alors une nouvelle augmentation d'intensité du stimulus de 100 à 1000 accroîtra également l'intensité psychologique de 4 unités" (page 327).
Avant Fechner, Bernoulli avait cherché une fonction entre physique et psychologie, en s'intéressant à l'utilité de la richesse. Ses prédécesseurs pensaient que les parieurs préféraient la valeur espérée à la certitude du gain. "Par exemple, la valeur espérée de 80% de chances de gagner 100 euros et 20% de chances de gagner 10 euros est: 82 euros (0,8 x 100 + 0,2 x 10)" (page 328). Bernoulli a souligné que nous détestons prendre des risques. Ainsi nous préférons toujours la certitude d'un don de 80 euros, au lieu de l'éventualité incertaine de gagner 2 euros de plus. Nous payons une assurance. Il explique cette aversion au risque par ce que nous appellerions aujourd'hui la valeur marginale en baisse de la richesse. On obtient plus de points d'utilité en passant de 1 million à 2 millions qu'en passant de 9 millions à 10 millions. Il en découle que nous écartons les chances égales de gagner 1 ou 7 millions, pour toucher à la place 4 millions avec certitude. "L'homme moins riche paiera volontiers une prime pour transférer le risque vers le plus riche, et c'est l'essence même du métier d'assureur".
Cependant, la théorie ne prend pas en compte l'historique, ignore les situations où une personne risque de perdre ce qu'elle a tout en se retrouvant confrontée au même type de choix. Si Jack et Jill ont chacun 5 millions mais que l'un avait 1 million et l'autre 9 millions, leur bonheur n'est pas le même.
Chapitre 26: la théorie des perspectives. Partant d'un désaccord avec le modèle de Bernoulli, la théorie des perspectives pose que, si nous préférons l'assurance du gain au pari, quand les choix se présentent tous sous un mauvais jour nous surmontons notre peur de perdre. Notre regard sur le risque évoluerait donc, selon notre certitude soit de gagner 900 euros, soit de les perdre. Trois principes résument ce retournement de situation: le point de référence neutre, soit le bol d'eau tiède entre le bol d'eau chaude et le bol d'eau froide; la baisse de sensibilité, soit une moindre différence entre 900 et 1000 euros qu'entre 100 et 200 euros; l'aversion à la perte, soit l'identification de l'urgence de la menace.
En psychologie, le plaisir de gagner ainsi que le sentiment contraire auraient plus d'importance que l'argent lui-même. Matthew Rabin va plus loin en montrant l'absurdité qui consisterait à refuser un pari à 50% de chances de perdre 200 euros contre 50% de chances de gagner 20000 euros. La déception et le regret contrebalanceraient la théorie des perspectives, néanmoins jugée favorablement pour son efficacité.
Chapitre 27: l'effet de dotation. Les courbes d'indifférence en économie classique établissent que, entre deux produits jugés aussi avantageux l'un que l'autre au départ, le choix en faveur de l'un ou de l'autre demeure réversible à n'importe quel moment. La théorie des perspectives révèle au contraire que le passage éventuel d'un choix à l'autre dépend de l'historique. Le statu quo présente l'avantage psychologique de n'occasionner ni gains ni pertes. Ainsi nous préférons garder notre salaire plutôt que de l'échanger contre son équivalent en jours de congé. En négoce classique, on échange facilement une marchandise prévue à cet effet, alors qu'un objet destiné à être utilisé aura tendance à être surestimé par son propriétaire, qui a d'ailleurs cherché à se le procurer au plus bas prix.
L'économie comportementale a montré que les vendeurs les plus expérimentés résistaient davantage que les autres à cet effet de dotation. Ils lâchent prise plus facilement car, à l'instar des traders, ils se demandent à quel point ils veulent obtenir l'avantage qui se profile à l'issue de la négociation. Les pauvres suivent une logique similaire, mais sous la contrainte de leurs faibles revenus. Il existe également des différences culturelles qui entrent en ligne de compte. L'effet de dotation ne se manifeste pas de la même façon dans tous les pays, ni avec la même intensité.
Chapitre 28: événements négatifs. "Le concept de l'aversion à la perte est sans doute la contribution la plus significative de la psychologie à l'économie comportementale" (page 360). Nous nous montrons plus réceptifs à l'hostilité, à la menace ou au dégoût qu'à la satisfaction pour porter un jugement global, même si le point de référence entre ce qui nous paraît bon ou mauvais fluctue selon les circonstances. La théorie de la perspective a mis en lumière les plus grands efforts fournis par les professionnels quand ils risquent une perte: un chauffeur de taxi un jour de beau temps ou un golfeur qui vise le par. Nos avantages remis en cause, nous nous trouvons plus affectés par nos concessions que renforcés par nos victoires, et nous déployons plus d'efforts à nous défendre qu'à attaquer. C'est ce que font salariés et syndicats face aux plans de licenciements. Ce conservatisme nous protège.
Le public considère salaires et prix comme des points de référence pour déterminer si une entreprise se conduit avec équité, en distinguant ce qu'elle peut faire de ce qu'elle doit faire. Un employé exigera de garder la même paie si le marché se porte moins bien, en revanche son remplaçant n'a aucun droit sur cette revendication. Si les profits du magasin déclinent, une baisse généralisée des rémunérations ne changera pas davantage l'opinion. De plus gros bénéfices n'entraînent pas automatiquement des salaires plus élevés. Là aussi la plupart des sondés acquiescent, tout en préférant bien sûr les patrons les plus généreux. Ces études ont remis en cause l'égoïsme identifié par les économistes.
Chapitre 29: le "Fourfold Pattern". L'effet de possibilité, soit le passage de 0% de chances à 5%, nous pousse à jouer à la loterie. L'effet de certitude, soit le passage de 95% à 100%, nous fait craindre plus que de raison l'impact des 5% d'échec le cas échéant. Reste que, en sciences économiques et sociales, la définition de l'agent rationnel se borne à un jugement strictement fondé sur l'étude des probabilités. Le paradoxe d'Allais établit conjointement une préférence pour le plus gros gain quand les probabilités sont voisines et une préférence pour un gain plus petit quand la certitude est totale. Hormis 0% et 100%, on observe un écart important entre probabilité et poids décisionnel. La peur d'échouer crée une asymétrie qui remet en cause la rationalité, un tel sentiment n'étant pas proportionnel à la probabilité.
D'où un schéma à quatre entrées ("Fourfold Pattern"): en haut à gauche, refus d'un pari à 95% de gagner, par peur de la déception; en haut à droite, acceptation d'un pari à 95% de chances de perdre, par réduction de la sensibilité ainsi que du poids décisionnel, de l'énergie; en bas à gauche, acceptation d'un pari à 5% de chances de gagner, par effet de possibilité; en bas à droite, refus d'un pari à 5% de chances de perdre, par sécurité. Le juriste Chris Guthrie a pu vérifier que ce schéma s'appliquait aussi aux tribunaux. Plus on prend d'assurances, plus le coût s'élève. Moins on prend de risques, moins on gagne.
Chapitre 30: les événements rares. L'émotion amplifie notre image d'un événement. Même dans l'improbabilité, nous le redoutons s'il s'agit d'un tsunami ou d'un attentat terroriste. La loterie fonctionne de la même façon, mais sur un mode gratifiant. Nous surestimons les chances, soit en nous focalisant sur l'échec en cas de peur, soit en nous laissant aveugler par la réussite en cas d'enthousiasme, ce qui nous amène à augmenter nos mises dans les paris. Quand on surestime, on surévalue. Contrairement à la théorie de l'utilité, en théorie de la perspective nos décisions sont moins affectées quand les probabilités varient. Mais, à égalité, les deux théories passent outre la nature de l'événement. Le jugement se calque moins sur les probabilités dans les histoires de cœur que dans les affaires d'argent, car dans le deuxième cas il suffit de suivre les chiffres. De plus, si deux émotions d'intensité différente s'accompagnent du même poids décisionnel, au bout du compte il faut chercher à la décision une autre cause que l'émotion.
Qu'il soit question d'argent ou de sentiments, un élément saillant, comme l'image d'une grande enveloppe bleue ou d'un vase en verre, diminuerait notre attention aux probabilités. Notre part émotionnelle a certes tendance à grossir le trait, toutefois ce qui la motive, au fond, tiendrait à la représentation nette d'un objet. Même ému, on se décide moins face au flou et à l'abstraction. Quand nous choisissons une urne à 8 boules gagnantes sur 100 contre une urne à 1 boule gagnante sur 10, nous négligeons le dénominateur pour ne voir que le nombre de boules gagnantes. Cette même négligence nous incline à préférer les fréquences, de type "1 individu sur 1000", aux pourcentages, de type "0,1%". Les professionnels de la communication en ont bien conscience lorsqu'il s'agit de solliciter un budget ou de plaider une cause.
La théorie des perspectives va de paire avec les choix issus de la description: "5% de chances de gagner 12%". Sous l'effet de possibilité, nous surestimons nos chances de gagner. Les choix issus de l'expérience requièrent un autre regard. Si un Californien décide de ne prendre aucune mesure préventive chez lui contre un tremblement de terre, c'est parce qu'il n'a jamais lui-même vécu de séisme. Donc soit on surévalue par crainte, par image nette, par représentation concrète ou par rappels explicites interposés, soit on ignore par manque d'expérience. Dans tous les cas il y a lieu de s'inquiéter, pour nous-mêmes et pour la planète.
Chapitre 31: quelle politique en matière de risque? Face à deux décisions impliquant chances de gain et risques de perte, l'Humain aura tendance à cadrer en gros plan, envisageant deux choix séparés à la suite, là où l'Econ optera pour un cadrage en grand angle, soit une décision globale à quatre options dont une dominante. Cette stratégie se révèle payante, notamment dans le trading, qu'illustre encore le problème de Paul Samuelson, soit un ami refusant de gagner 100 dollars à pile ou face s'il doit risquer d'en perdre 200, à moins de pouvoir compter sur la promesse de réitérer 100 fois le même pari, avec par conséquent une espérance mathématique de 5000 dollars et 1 chance sur 2300 de perdre de l'argent. En combinant vision externe et politique en matière de risque, donc en intégrant un choix risqué dans un projet plus global, les décideurs surmontent leurs excès d'optimisme et de pessimisme.
Chapitre 32: à l'heure des comptes. L'auteur pense que, à l'exception des pauvres, le gain d'argent trouve sa principale motivation dans l'estime de soi. Les comptes mentaux incitent les Humains, et non les Econs, à revendre des titres gagnants plutôt que de liquider leurs affaires déficitaires. L'effet de disposition entraîne le sophisme des coûts irrécupérables, identifié dans les sociétés sous le nom de "problème principal-agent". La peur de l'échec explique pourquoi les managers s'obstinent dans leurs mauvaises décisions, d'où l'intervention des conseils d'administration pour envisager leur remplacement. Le même phénomène se rencontre dans les mariages qui perdurent malgré la mésentente, ou encore dans les recherches scientifiques qui ne mènent nulle part.
Il convient de distinguer les regrets liés à un mauvais choix inhabituel, des reproches, provoqués par l'habitude des mauvais choix quand ils débouchent sur un événement malheureux. Regrets et reproches se superposent lors d'une prise de décision dans un contexte exceptionnel, comme celui d'un médecin prescrivant un traitement expérimental au péril de ses patients. Voilà pourquoi nous préférons généralement les choix par défaut. Nos sentiments nous font identifier la norme de référence. Le chapitre se termine par un argumentaire en faveur de la négociation du risque, en nous alertant sur les coûts du principe de précaution communément admis en Europe.
Chapitre 33: les renversements de préférence. En vision inter-sujet, externe, nous considérons que le lieu d'un crime n'a aucun impact sur le montant de l'indemnisation des victimes. En vision intra-sujet, interne, c'est le contraire, exemple typique d'un renversement de préférence. Autre exemple: entre un pari sûr et un pari comportant plus de risques, nous choisissons le pari sûr; mais si nous devons revendre l'un des deux paris, nous optons pour celui qui, même risqué, rapporte le plus d'argent. Les expériences menées en ce sens se sont heurtées aux convictions des économistes mais ont contribué à ouvrir le dialogue entre leur discipline et la psychologie.
Les différences de catégorie augmentent l'instabilité. En évaluation simple, nous donnerons peut-être plus pour la cause des dauphins que pour celle des agriculteurs, tandis qu'en évaluation conjointe la cause humaine, la deuxième donc, prendra le dessus. Selon l'hypothèse d'évaluabilité de Hsee, un nombre a besoin d'une comparaison pour donner lieu à une évaluation. La charge émotionnelle impliquée dans l'évaluation simple peut conduire à des injustices flagrantes dans la comparaison entre deux affaires.
Chapitre 34: les cadres et la réalité. La réalité se définit par l'équivalence entre un gain et la formulation de ce gain en terme de perte. Dans un match France/Italie, la défaite de la France correspond à la victoire de l'Italie. Une majoration sur paiement à crédit, en cas de paiement différencié, donne lieu à une remise sur paiement comptant. Garder une certaine somme d'argent dans un pari revient à perdre la différence. Le pourcentage de chances de survie à une opération chirurgicale implique un pourcentage de risques de décès.
Mais la charge émotionnelle diffère d'une perception à l'autre, à cause du goût pour la réussite et de l'aversion pour l'échec, constituant un cadre de la réalité, que l'on arrive ou non à déceler ce cadre selon les conditions d'une expérience de psychologie ou en situation directe. Soit les participants se conforment au cadre, activation du complexe amygdalien en neurologie et en neuro-économie; soit ils résistent et entrent en conflit avec lui, activation du cortex cingulaire antérieur; soit, pour les plus rationnels et les moins nombreux, ils associent l'émotion et le raisonnement, activation d'une zone frontale du cerveau.
L'économiste Thomas Schelling a montré que la préférence morale systématique en faveur des pauvres menait parfois à des positions contradictoires, par exemple au sujet des réductions d'impôts et des majorations par enfant à charge. Certains cadres apparaissent meilleurs que d'autres, comme ceux incitant les sujets à intégrer la notion de coût irrécupérable. D'autres induisent en erreur, comme les milles par gallon pour la consommation de carburant, auxquels ont préfèrera les gallons par mille ou les litres aux 100 kilomètres. Cocher une case en faveur ou non du don d'organes sur son permis de conduire bouleverse en outre les statistiques liées aux dons d'organes d'un pays à l'autre. S'il faut cocher une case pour s'opposer à ce don, le nombre de donneurs l'emportera dans les pays validant cette procédure. "Ils vous demandent de cocher une case pour vous désabonner de leur liste de diffusion. Cette liste serait bien plus courte s'ils vous demandaient de cocher une case pour s'abonner" (page 450)!
Cinquième partie: les deux facettes du moi. Chapitre 35: les deux facettes du moi. Jeremy Bentham a défini l'utilité par l'hédonisme. Cette acception coïncide avec l'utilité espérée si les objectifs de l'agent économique ont un rapport direct avec nos goûts personnels. L'utilité de décision se base sur un ratio pour accorder une plus grande valeur à un nombre, tandis que l'utilité expérimentée, présentée comme plus cohérente, se tient à une addition ou à une différence. On devrait toujours payer la même somme pour le même gain d'utilité expérimentée.
Les expériences inspirées de l'hédonimètre, instrument imaginé par Francis Edgeworth au dix-neuvième siècle, amènent à se demander s'il vaut mieux diminuer l'intensité de la douleur, quitte à prolonger une intervention médicale, ou au contraire abréger, quitte à laisser au patient un souvenir plus terrible. Le moi expérimentant s'effacerait au profit du moi mémoriel. La règle "pic-fin" et la négligence de la durée tendent vers la préférence pour une douleur longue mais qui se termine bien, au détriment d'un désagrément plus bref et plus intense. D'où une incohérence de l'esprit humain.
Chapitre 36: la vie est une histoire. Nous aimons les histoires qui se terminent bien, avec une amélioration progressive et un dénouement parfait. Nous aimons moins les histoires heureuses qui durent plus longtemps et qui déclinent, même si la fin n'est pas malheureuse. Cette préférence illustre l'importance que nous attachons à la règle du pic-fin, moyenne entre l'intensité de la sensation au point culminant et l'intensité de la sensation à la fin, dans la négligence de la durée. Pour les mêmes raisons, le moi mémoriel préside à nos vacances. Les souvenirs conditionnent la décision de retourner ou non sur un site touristique. La perspective de l'amnésie nous pousse à rejeter l'expérience par anticipation, rendant notre moi expérimentant étranger à nous-mêmes.
Chapitre 37: le bien-être expérimenté. Une méthode d'évaluation du bien-être attachée à l'expérience vécue chercherait, du moins dans un premier temps, à écarter le point de vue du moi mémoriel. C'est là qu'intervient le flow ou flux, concept de Mihaly Csikszentmihalyi désignant l'implication totale dans une activité bien connue des artistes. L'échantillonnage aléatoire des expériences invite les participants à noter l'intensité de leurs sentiments à différents moments de la journée. La méthode de reconstruction de la journée (DRM), plus pratique, combine récit, sélection d'activités, liste des personnes présentes puis intensité des sentiments avec leur durée.
"Nous avons découvert que les Américaines passaient 19% du temps dans un état déplaisant, soit un peu plus que les françaises (16%) ou les Danoises (14%)" (page 473). C'est l'indice U, pour Unpleasant. "La plus grosse surprise était l'expérience émotionnelle du temps passé avec des enfants qui, pour les Américaines, était un peu moins agréable que le ménage. Nous avons trouvé là un des rares contrastes entre les Françaises et les Américaines: les Françaises passent moins de temps avec leurs enfants mais l'apprécient plus, peut-être parce qu'elles ont un meilleur accès à des garderies et passent moins de temps l'après-midi à conduire les enfants d'une activité à l'autre" (page 474).
L'humeur du moment fluctue selon les situations. Améliorer les moyens de transport et favoriser les loisirs actifs contribuera à réduire l'insatisfaction éprouvée. Les instituts de sondages ont appris à intégrer ces données, confirmant l'évidence selon laquelle les revenus influencent le bien-être expérimenté. Par contre, l'auteur fut surpris de découvrir que, au-delà de 75000 dollars, les revenus augmentent la satisfaction mais pas l'expérience du bien-être. Notre capacité à aimer les petits plaisirs de la vie s'affaiblirait à cause de notre habitude du luxe.
Chapitre 38: penser à la vie. Le déclin du mariage au fil des ans s'explique par une baisse d'attention. L'effet cumulé du bonheur et de la nouveauté s'estompe avec les années. Sur la question complexe du bonheur en général, nous répondons à une autre question plus simple. Le mariage n'en fait pas partie, car les avantages et inconvénients respectifs de la vie de célibataire et de la vie conjugale s'équilibrent dans l'opinion des sondés, y compris les femmes. Pas de corrélation statistique entre situation et satisfaction, à cause d'une trop grande disparité dans le rapport d'un individu à l'autre avec les paramètres multiples de l'existence. L'argent a toujours un impact sur la satisfaction, surtout en tant qu'objectif à long terme. Les objectifs jouent toujours un rôle déterminant.
Il faut donc adopter une approche hybride de la vie: vivre sa vie et penser à ce que l'on veut vivre, pour un bien-être à deux facettes. Quand nous pensons à la satisfaction que nous apportent un lieu ou un objet que nous aimons, nous pouvons exagérer cette satisfaction, expliquant ainsi malgré nous notre réticence à vouloir en changer, d'où une illusion de concentration, source de miswanting ou de mauvais choix par erreur de prévision affective. A l'exception des situations extrêmes, on s'habituerait à tout, et on se lasserait moins des activités dont les interactions nous rappelleraient en permanence le bien-être que nous éprouvons.
Conclusion. Le Système 2 a construit le moi mémoriel à l'aide du Système 1, d'où une négligence des aspects temporels au profit des événements saillants. En pondérant l'histoire par la durée, le souvenir s'offre la chance de se réconcilier avec l'expérience et s'ouvre sur un projet collectif plus ambitieux, celui de la prise en compte d'un indice de la souffrance dans les décisions politiques. Si Milton Friedman et l'Ecole de Chicago postulent [dans une confusion fallacieuse entre personne physique et personne morale, particuliers et entreprises privées] que l'individu doit rester libre tant que ses actes ne nuisent pas à autrui, la remise en cause de la rationalité par les auteurs de "Nudge", Richard Thaler et Shlomo Bernatzi, adeptes du paternalisme libertarien, va plus loin en se proposant d'aider les humains d'une manière non intrusive, et d'obliger gouvernements et entreprises à fournir au public l'information la plus claire et la plus simple possible. Les intuitions du Système 1 ne deviennent sources d'erreurs et de biais cognitifs que dans la mesure où les raisonnements du Système 2 abondent toujours dans son sens. Quand une situation pose des problèmes d'interprétation, la solution consiste à ralentir.
D. H. T.
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