Bien, alors comme je n'ai pas envie que la querelle Moore / Morrison accouche d'une querelle Electro / Tonton du même genre, on va essayer de se calmer, boire frais, et regarder un peu les faits, parce que le jeu habituel de la joute oratoire avec petit tacle au passage est une chose, mais là, il y a des insinuations un peu gonflantes qui commencent à apparaître. L'étiquette de "conspirationniste" et la comparaison avec un "fan de Dieudonné", je les apprécie moyennement, on va dire. Tu es sûr que tu ne veux pas aller jusqu'à lâcher le mot "révisionniste" ?... Ce serait marrant - surtout après m'avoir accusé de "tordre l'histoire", pour ensuite contre-attaquer par une version qui... ne contredit pas vraiment la présentation des faits que j'avais proposée. Quant au procès en aveuglément, je te rappelle que j'ai lu la majorité de l'œuvre de Moore bien avant de m'intéresser à celle de Morrison. Je connais donc les deux (pas exhaustivement, mais en très large part) ; par ailleurs je n'ai jamais prétendu que l'une était supérieure en tous points à l'autre ; et je ne donne pas systématiquement raison aux propos de l'un contre l'autre. Peux-tu en dire autant ?
Pour la suite, on m'excusera j'espère d'adopter un plan, malgré l'aspect "scolaire" de la chose, par souci de clarté. Je vais essayer d'expédier rapidement la question du conflit Moore / Momo sur lequel on semble, globalement, tous d'accord (même Electro) pour développer ensuite sur des points relevant de l'histoire éditoriale de
Marvelman / Miracleman qui intéresseront sans doute plus de gens dans ce topic.
1. La querelle Moore / Morrison.
Je ne vois pas ce qui ressemble de près ou de loin à une "théorie du complot" (faute de complot tout court) dans la reconstitution des évènements que j'ai proposée -- et que, d'ailleurs, tu as également reprise dans ta réponse. Moore laisse la série en suspend (reste à savoir pourquoi : cf. point 2) ; Morrison se pointe avec une histoire courte de Kid Marvelman, Skinn lui demande s'il est intéressé par poursuivre la série inachevée ; Morrison veut la bénédiction de Moore ; Moore, par principe, l'envoie sur les roses (on peut le comprendre), Morrison le prend un peu mal sur le moment (on peut le comprendre aussi), mais au final tous les deux passent à autre chose, écrivent plein d'autres œuvres et trouvent plein d'autres raisons de se taper sur la gueule, mais ceci est une autre histoire.
Le seul qui n'est pas d'accord avec cette version des faits, et qui voit du complot là-dedans, c'est Moore, puisque ça contredit sa version de ses relations avec Momo, selon laquelle ils n'auraient quasiment jamais eus aucun contact, et tous ceux qui prétendent se souvenir du contraire sont les membres d'une cabale dirigée contre lui par le grand méchant Écossais. Dans la version de Moore, cet épisode n'a jamais eu lieu, et il a simplement découvert les œuvres de jeunesse de Morrison en se disant que "tout ça ressemblait beaucoup à ce qu'il avait fait dans
Marvelman et
Captain Britain" (
I thought ‘Well, this seems as if it’s a bit of a cross between Captain Britain and Marvelman, but that’s probably something that he’ll grow out of.’). Affirmation qui peut paraître un peu étonnante si l'on considère qu'aucun des trois projets connus de l'époque inspirés à Morrison par ces titres, que j'ai listés dans un précédent post, n'ont été publiés...
2. Les raisons de la colère
A. Dez Skinn et les droits de Marvelman
J'avoue que je ne connaissais pas les accusations portées contre Dez Skinnn (je passe sur ton "C'est bizzare cette manière chez les conspirationistes d'oublier des détails qui ne vont pas dans leurs sens..."). Après vérification, j'ai trouvé effectivement cette
section Wikipedia qui semble assez détaillée sur la question. Il est sûr que les développements ultérieurs de l'affaire, une fois les droits passés chez Eclipse, ne présentent pas Skinn sous un jour le plus favorable ; mais en dehors de la prescience rétroactive d'Alan Moore qui, vingt-cinq ans plus tard (je vais revenir très vite sur ce point), passe en mode "ah, je le sentais bien que c'était un escroc" ("
I was not on the best of terms with Dez Skinn by the end of the Warrior
experience. I didn't trust the man, and my opinion – for what that is worth – is that there was knowing deceit involved in the Marvelman decision."), la question de la bonne foi de Skinn n'apparaît pas véritablement tranchée pour autant.
Et ce pour la bonne raison que le premier concerné, Mick Anglo, interviewé en 2001 pour le livre
Kimota! The Miracleman Companion, affirme 1/ qu'il ne savait pas lui-même à l'époque qu'il possédait les droits, et non pas l'éditeur L. Miller & Son à qui Skinn a toujours affirmé les avoir achetés ; et 2/ qu'il a donné sa bénédiction à Skinn pour reprendre les personnages et en faire ce qu'il en voulait.
Par ailleurs, comme je l'ai dit précédemment, Skinn est un pionnier du
creator owned dans les comics, ce qui a d'ailleurs, au bout du compte, fini par couler
Warrior, faute de pouvoir continuer les séries que le public suivait lorsque des auteurs possédant les droits de leurs personnages manquaient une deadline ou partaient répondre aux sirènes d'un éditeur américain. Or, lorsque la publication de
Marvelman s'interrompt, Skinn n'hésite apparemment pas à la proposer de la refiler à Morrison, et si Moore objecte à la chose ce n'est pas en termes légaux. Du reste, il ne reprendra pas son personnage avant qu'Eclipse ait racheté les droits. Tout cela semble indiquer qu'aux yeux de tout le monde à l'époque, y compris de Moore, c'est bien Dez Skinn qui possédait les droits d'exploitation du personnage. La spoliation de Mick Anglo, quelle qu'en soit la cause première, n'a été découverte qu'au début des années 2000, lors du procès McFarlane / Gaiman, ce qui a, comme on le sait, alors poussé le barbu de Northampton à exiger que son nom soit retiré des ouvrages (dont acte avec l'édition actuelle). Autant pour le "Moore l'a bien compris à la fin que le mec était pas clair, et a pris le large"... et pour l'insinuation "Momo [s]'est il [fait] expliquer du comportement de Skinn sur les droits de Marvelman, où il préfère juste faire ouin ouin le mechant Moore veut pas de mon histoire, déjà le mode super boulard activé ?"
B. Pourquoi Moore claque la porte
En ce qui concerne la raison de l'abandon provisoire du titre par Moore, j'avais repris dans mes précédents posts ce qui semblait l'opinion commune et établie, à savoir une querelle financière, sans en savoir plus. Je ne connaissais pas, notamment (et apparemment Electro non plus ?) la version de Moore sur l'affaire : c'est chose faite, elle se trouve dans une interview par l'hagiographe préféré de Moore, Pádraig Ó Méalóid, que vous pouvez aller lire (en trois parties,
1,
2,
3,
la question est évoquée dans les derniers paragraphes de la première et les premiers de la deuxième) si vous craignez que je ne me livre à de viles manœuvres conspirationnistes dans ma retranscription des propos du Maître.
Dans cette version, le départ de Moore serait uniquement dû à un conflit de personnalité avec Skinn. Celui-ci lui aurait en effet demandé de retirer une réplique où Johnny Bates est qualifié de "pédale" et de "puceau", trouvant les termes inutilement offensants. Droit dans ses bottes, Moore aurait rétorqué, en gros, que c'était la porte ouverte à toutes les censures et à une aseptisation totale (
‘because the alternative is to gear your entire product to the most squeamish and prudish member of the audience’). Skinn, toujours selon Moore, l'aurait alors supplié - en vain - d'effectuer un changement "simplement pour qu'il ne perde pas la face". Quelques semaines plus tard, dans une conférence de rédaction apparemment houleuse, Moore aurait ressorti l'anecdote devant tout le monde, Skinn aurait nié avoir jamais dit une chose pareille, Moore n'aurait pas supporté qu'on le traite implicitement de menteur devant témoins, et il serait parti, quasiment sous les applaudissement de Gary Leach et Steve Moore ou peu s'en faut, stoppant net toute collaboration avec
Warrior à partir de ce point.
Plusieurs aspects de ce récit sont problématiques, pour différentes raisons.
Le premier, c'est que -- que l'anecdote initiale de la supplication soit vraie (aussi ahurissant puisse-t-elle paraître) ou pas --, on a là un Alan Moore qui, sans fard, et sûr de son bon droit, se présente en flagrant délit de
bullying.
Ensuite, il faut noter que dans cette version - et Moore insiste dessus dans la suite de l'interview lorsque Pádraig ose l'interrompre et évoquer une contradiction -, notre auteur nie toute connaissance d'un problème d'ordre financier, à savoir le fait qu'Alan Davis avait refusé d'envoyer les planches du numéro suivant tant que le précédent n'avait pas été payé. La coïncidence des deux évènements ne serait qu'un accident, et il n'était pas au courant, ne s'intéressant pas aux questions d'argent et étant uniquement préoccupé de son intégrité artiste et de son honneur. Autoportrait flatteur (ce qui ne veut pas nécessairement dire faux), mais on peut tout de même s'étonner que Moore ait été à ce point détaché des questions financières qu'il n'ait jamais parlé avec son collaborateur du fait que celui-ci réclamait d'être payé. Incidemment, il se trouve qu'il existe une querelle Moore / Davis moins médiatique que la querelle Moore / Morrison, mais guère moins amère, qui tourne, là encore, autour de la question des droits de
Miracleman, cette fois au moment de la republication chez Eclipse sous l'égide de Cat Yronwode. ...Mais je ne voudrais pas sauter aux conclusions sur un lien entre l'énoncé de Moore et le fait que Moore semble ne plus rien vouloir à voir avec Davis. Pour le coup, ça pourrait vraiment paraître très "théorie du complot". Sauf que...
Sauf que, troisièmement, cette vilaine idée aurait moins de poids si l'histoire de Moore était irréprochable par ailleurs du point de vue des faits objectivement vérifiables... Et là... justement... pour ceux qui suivent...
3. V pour VendettaElectro a écrit:Sinon, je pense à un truc la, avec l'arrêt de Marvelman, il y a aussi celui de V pour Vendetta dans Warriors, du coup on fait une back up ?
Eheh, elle serait drôle celle-là, si elle ne tombait un peu à plat, d'une part parce que je persiste à penser que sur plusieurs années de "pause" on ne parle plus de "back up", et d'autre part et surtout parce que comme je l'avais mentionné précédemment
V pour Vendetta, lui, a continué à paraître dans
Warrior. En fait, dans le contexte éditorial et financier un peu chaotique de
Warrior, c'est même le SEUL titre qui n'a connu aucune discontinuité de parution jusqu'à la faillite du magazine. (Après quoi il a connu une histoire assez semblable à celle de
Miracleman : republication colorisée aux USA et écriture de la fin par Moore... causant au passage son départ de chez DC sur une question d'autocollant "for mature readers", si je me souviens bien ; mais ceci est
encore une autre histoire.)
Dans l'interview de Moore, sa sortie de la salle de rédac' après l'altercation avec Skinn donne apparemment sur un trou de ver
dont il réémerge instantanément deux ans plus tard de l'autre côté de l'Atlantique, bossant sur la suite de la série pour Eclipse - et, dans un grand moment de naïveté, pour le compte de Cat Yronwode, éditrice malhonnête de façon assez avérée cette fois dans sa gestion des droits d'Alan Davis sur la republication. Si Moore était à ce point décidé, comme il le répète à plusieurs reprises, à ne plus écrire une ligne pour le compte de Dez Skinn, alors il faut se demander pourquoi et comment la publication de
V pour Vendetta a continué pendant toute une année entre août 84 et août 85, période occultée dans le discours de l'auteur. Ensuite, au minimum, c'est-à-dire en se tenant strictement à la version de Moore, on remarquera qu'après tout le déballage sur Skinn, le scénariste a fait preuve de beaucoup plus de légèreté éthique vis-à-vis d'Yronwode...
Pour conclure, il semble certain que ni Moore, ni Morrison, ni d'ailleurs Mick Anglo, et peut-être pas même (dans l'hypothèse de son innocence) Dez Skinn ne pouvaient savoir à ce moment-là que les droits d'exploitation des personnages de la famille Marvelman ne revenaient pas à... qui de droit. Ce n'est pas cela la cause du départ de Moore, et au minimum, d'un point de vue légal, on peut dire que Skinn n'était pas
moins fondé à proposer la série à Morrison qu'il ne l'avait été de la proposer à Moore (et entre ces deux-là la suite appartient à l'Histoire...).
De son côté, Moore propose une explication de l'affaire qui présente de sérieux problèmes de tenue de route, ce qui commence malheureusement à ressembler à une habitude chez lui : il s'y donne le beau rôle de l'artiste intransigeant, mais elle semble butter sur des faits objectivement vérifiables (comme on dit chez moi : les faits sont têtus), en particulier la poursuite de son travail pour Skinn sur
V pour Vendetta, ce qui induit une marge de doute sur toute la partie invérifiable de la chose.
(Attention : théorie du complot.) À la lumière de tout cela et dans l'état actuel de mes connaissances, l'hypothèse la
moins improbable qui m'apparaisse est que le premier arrêt de
Marvelman est bien dû à des problèmes financiers, concernant prioritairement Alan Davis. Probablement doublés d'un conflit personnel entre Skinn et Moore, mais qui, quels qu'en aient été les proportions réelles, n'a pas empêché ce dernier de continuer à travailler pour
Warrior sur un autre série avec un autre dessinateur. Se voyant offrir la possibilité, par la suite, de continuer la série chez Eclipse, Moore a alors plus ou moins laissé tomber Davis dont les revendications auraient à nouveau pu faire capoter les choses.
Si quelqu'un a d'autres informations
(j'ai bien dit des informations, pas des insultes gratuites) que j'aurais ignorées ou négligées, à même de corriger ou de confirmer cette hypothèse, encore une fois, je suis preneur.