de pierryves » 07/02/2011 19:17
Oh, le beau sujet de discussion que voici ! Merci.
Il y a, à mon avis, une différence fondamentale entre la BD classique et la BD actuelle ; c'est le public auquel elle s'adresse.
Jusqu'aux années 1970-80, la BD était exclusivement destinée aux enfants alors qu'aujourd'hui, le principal lecteur de BD est adulte (les enfants de cette époque là, justement). Il suffit d'ailleurs de voir l'allure des rayons BD de nos super/hyper marchés culturels préférés (pour ne pas les nommer) pour s'en rendre compte.
Après la Libération, on considérait que la BD (les p'tits miquets) était faite pour les mômes (cf. la loi de 1949 sur les publications pour la jeunesse) et que, arrivés à un certain âge, ils devaient se mettre à lire de "vrais" livres – comprendre sans images. Aucun adulte ou pré-adulte n'aurait jamais osé affirmer à cette époque lire ce genre de chose sans risquer de se faire railler.
Les choses ont commencé à évoluer grâce à Pilote notamment qui s'adressait à une tranche d'âge plus élevée (les post-ados qui se faisaient piquer leur Mâtin! Quel journal! par leurs parents) et grâce à Mai'68 et l'évolution des mœurs qui a suivi (Vive Laureline ! Vive Kiki d'Yeu ! Vive Natacha !).
On connaît l'histoire ensuite. En 1973, la rédaction de Pilote s'est révoltée (juste parce qu'il fallait coller à son époque, et Giraud - un des meneurs - n'a pas de quoi être fier) contre Goscinny qui s'est fait honteusement déposséder de son journal. Sont alors apparus des journaux de BD pour les adultes (Métal hurlant, L'Echo des savanes, Fluide glacial, (A suivre)... ) et le pompeux terme de "roman graphique" fut créé dans le même temps (bien qu'existants - les romans graphiques - déjà dans les faits depuis quelques années). A partir des années 1980, il n'était pas rare de croiser quelque bobo se targuant de lire Corto Maltese ou Ici même et de rencontrer des étudiants en lettres (mais pas seulement) tout de noir vêtus coller des affiches de Pratt et Bilal dans leur chambre en écoutant les Smiths ou Joy Division. On a même vu Pascale Ogier lire L'Incal noir dans Les Nuits de la pleine lune de Eric Rohmer. Snobisme ? Sans doute. Mais pour une fois utile car il a fait évoluer les choses.
Les années 1980 marquent donc le véritable tournant. Ce n'était plus aussi "honteux" pour un adulte de lire de la BD. Même si beaucoup continuaient à considérer ça puéril. Dans les années 1990-2000 sont apparues les Gloubilbouga Nights qui permettaient aux trentenaires (les nouveaux adultes qui ont grandi en regardant Goldorak, Albator, Capitaine Flam... - pour la plupart issus de mangas - et qui lisaient Spirou et Tintin) de revoir ses dessins animés d'enfance sans le moindre complexe. Ce phénomène s'est logiquement étendu à la BD et ces adultes, désormais indépendants de leurs parents, pouvaient s'acheter tous les albums qu'ils voulaient sans avoir à supplier maman à genoux pendant les courses.
Les adultes de 2000-10 achètent de la BD pour eux-mêmes, pas pour leurs mômes plus intéressés par les nombreuses possibilités des nouveaux media (et on peut les comprendre vue la pauvreté de ce qui est proposé aux plus jeunes en matière de BD).
Les éditeurs, évidemment bien au courant de leur marché, vendent donc ce qui selon eux plaît aux adultes (et en profitent par la même occasion pour transformer des petits albums brochés pas chers au papier de qualité classique et parfois médiocre en beaux albums cartonnés grands format aux pages en papier glacé, ce qui fait bien sûr monter les tarifs) et c'est ainsi que, ayant perçu le succès de séries de style réaliste comme Largo Winch ou XIII dans les années 1980-90, ils se sont lancés dans une course effrénée à l'ersatz depuis 20 ans. Ce qui nous a donné ce type de BD que je qualifie d'industrielle sans âme et sans vie à mon goût et dont les dessinateurs paraissent interchangeables (IR$, Niklos Koda, Jessica Blandy, Lady S., Le Scorpion, Balade au bout du monde, Le Triangle secret, Aldébaran, etc....).
Ces séries sont d'ailleurs faites sur le mode feuilleton histoire de fidéliser encore plus les lecteurs. Et là intervient une grande différence avec la BD classique que vous évoquez tous depuis le début, mais qui tient aussi au changement de public.
Que ce soit Spirou & Fantasio, Tintin & Milou, Tif & Tondu, Gaston Lagaffe, Natacha, Johan & Pirlouit, Gil Jourdan, Astérix & Obélix, Clifton, Les Tuniques bleues, Valérian, etc..., même si parfois une histoire se faisait en 2 tomes, les aventures que vivaient ces personnages se déroulaient sur un album qui se suffisait à lui-même contrairement aux séries fleuves actuelles. Ca s'explique simplement à mon avis par deux choses.
- Premièrement, parce que les aventures étaient disponibles dans les journaux (Spirou, Tintin, Pilote...) à une époque où on en consommait beaucoup et où les albums de BD n'étaient pas le produit-phare des éditeurs, mais leur journal. Il n'y aujourd'hui plus de journaux de ce type et le moyen de fidéliser un lectorat est de faire du "à suivre" avec les albums, devenus entre temps la base des ventes des éditeurs.
- Deuxièmement, parce qu'un gamin de 12-13 ans peut focaliser son attention sur un sujet pendant un temps beaucoup plus restreint qu'un adulte. Les enfants et les adultes n'ont pas le même rapport au temps. Si ça dure trop, les premiers se lasseront tandis que les seconds y trouveront leur compte. Le public de la BD ayant changé, les éditeurs réclament aux auteurs de faire des histoires longues. Ce que je regrette, c'est que ce soit systématique et que finalement, dans le flot de parutions qui sortent (en moyenne 5000 BD par ans - incluant 1300 mangas) on n'ait pas autant de choix qu'on nous le laisse croire.
Une fois que la génération qui a grandi avec la BD des Franquin, Will, Tillieux, Hergé, Peyo, Goscinny, Uderzo & Co. aura passé la main, et lorsque la génération née dans les années 1990 sera adulte, on verra vraiment si la BD industrielle a ses classiques comme Largo Winch et XIII qui en sont déjà je pense (bien que je n'apprécie pas)
euh... Désolé d'avoir fait si long.
Et encore je n'ai pas évoqué l'auteurisme qui après avoir tué le cinéma français, commence à sérieusement plomber la bande-dessinée... Oops! Pardon. Je voulais dire le neuvième Aaaaart !
@+
Dernière édition par
pierryves le 24/02/2012 18:43, édité 10 fois.
"Un gentleman est quelqu'un qui sait jouer de l'accordéon et qui s'abstient" (Tom Waits)