Pour les griffes je connais la réponse, pour avoir personnellement enquêté sur le sujet, de manière parfaitement inattendue d'ailleurs: au détour de recherches sur un tout autre sujet dans les archives du ministère chinois des affaires étrangères (archives des années 1980's), j'ai trouvé quelques papiers d'échanges avec le ministère chinois des affaires culturels sur cette affaire, que j'ai pu définitivement élucider en obtenant l'autorisation de consulter les archives de la Fondation Hergé.
L'une des pattes a 5 griffes alors que les autres en ont 4. Exemple de la fidélité d'Hergé à des modèles réels, et de sa capacité à se les approprier.
Si le dragon chinois, japonais classique ou coréen peut avoir 4 ou 5 griffes à toutes ses pattes au début du 20eme siècle, seul le dragon impérial japonais présente une patte avec une griffe de plus que les 3 autres.
La raison est que les Japonais, qui ont reçu de la Chine un capital culturel considérable, ont dans un premier temps copié la culture symbolique (figure du dragon et sa signification) avant de s'en affranchir en la modifiant légèrement par esprit patriotique.
De la même manière que l'ère Méiji commencée en 1868 met fin à la robe d'apparat dite raifuku de style chinois pour préférer un autre habit de style Sokutai typiquement japonais, on assiste à une appropriation culturelle du dragon chinois: s'élabore un dragon typiquement japonais et impérial qui a, sur le raifuku, une patte avec une griffe de plus que les autres (1x4 et 3x3) contrairement aux dragons japonais ordinaires.
Ce que montrent les archives d'Hergé, c'est qu'il a conscience de toute la richesse symbolique de ce dragon en particulier:
- symbole chinois par sa forme générale, mais aussi japonais par son détail (une seule et unique patte avec une griffe de plus).
- symbole d'un japon impérialiste contre la Chine.
Hergé voit dans ce dragon polysémique et ambigu le meilleur moyen d'illustrer toute la complexité culturelle et politique de cet espace où Tintin vit ses aventures: dans ce dragon, il y a deux empires, deux identités qui en dépit de leur affrontement partagent beaucoup en commun, jusqu'au symbole du pouvoir suprême.
Dans ses lettres, il est particulièrement enthousiaste d'avoir trouvé LA figure qui donne de la "profondeur" à sa couv' en matière de sens sans être explicite.
Bien sûr, son imitation du modèle n'est pas une copie. Il décide de passer du 1x4+3x3 au 1x5+3x4 en reprenant les codes occidentaux de l'héraldique (les aigles sont "armés" de 4 griffes par convention, le plus souvent).
Ces griffes sont modifiées en 1983.
Depuis le début des années 1980's, des éditions pirates de Tintin faites par des Chinois pour des Chinois se répandent en Chine en se concentrant d'abord sur celles des oeuvres d'Hergé qui répondent le mieux aux contraintes politiques et aux aspirations du public (Le Lotus Bleu, Tintin au Tibet). L'institution en charge des oeuvres d'Hergé, bien avant l'implantation réussie sur le marché chinois des années 2000's, réfléchit dès 1983 à produire des BD de Tintin officielles afin de conquérir ce marché très porteur tout en tuant dans l'oeuf le marché illégal. C'est dans ce contexte que suite aux contacts pris avec les autorités chinoises, on arrive à l'idée qu'il est nécessaire de refaire le dragon pour qu'il soit authentiquement chinois, sans patte japonaise impériale. Cela fait partie des exigences des émissaires des bureaux culturel et politique du PCC impliqués dans les discussions. Cela ne dérange personne, puisque c'est un détail que seuls des érudits peuvent saisir. Mais si le dragon est bien modifié, le projet de conquête du marché chinois lui ne se réalise pas. La faute à des vues divergentes sur Tintin au Tibet et à la structure financière de l'entreprise (1983, on est au tout début de l'ouverture économique de la Chine, beaucoup de tensons idéologiques, Tintin en fait les frais).
Du coup le dragon déjaponisé est resté jusqu'à nos jours, discret témoin du génie d'Hergé pour ramasser toute la subtilité d'un monde dans une forme, discret témoin aussi des premières perturbations provoquées par la rencontre entre la culture occidentale et le Géant chinois en plein réveil.
Joker je réponds, les intelligents aussi, les trolls ben en fait comment dire, allez sucer des courgettes.
Fred Dewilde, auteur.