de jolan » 03/05/2020 17:32
Nostalghia – Andrey TARKOVSKY – 1983
Bon allez, j'écris comme ça sort, sinon je ne vais pas dire ce qu'il sera impossible de dire.
Quelle beauté ce film, quel éblouissement, quelle splendeur visuelle...
Je me souviendrai toujours du choc que fût pour moi la découverte de ce cinéaste, adolescent, lors d'une rétrospective dans le cinéma d'art et essai de ma ville, séances où je me retrouvais seul jour après jour dans la salle face à ces films immenses. Je découvrais enfin le cinéaste qui filmait comme je voulais filmer, qui faisait du cinéma comme je rêvais d'en faire, et qui fort heureusement en avait fait comme je voulais en voir. Car dès le premier plan je sais que je regarde un grand film, un grand cinéaste, et que ses films vont m'accompagner toute ma vie.
Quand Tarko filme, il filme vraiment. Des lieux, des êtres, des atmosphères, la pluie, la brume, le temps qui passe, qui s'étire, qui s'allonge, indéfiniment, pour mieux épouser le rythme de la vie. Des longs et lents plans-séquences, d'infimes mouvements de caméra, un cinéma très vertical, très terre à terre (et pourtant tellement mystique et tourné vers le divin), très panoramique, en travellings latéraux. La nostalgie, c'est forcément la tristesse, la lenteur. Le cinéma de Tarko essaie de figer le temps, pour mieux imprégner la rétine - on ne peut pas voir ses films et les oublier – et peut-être parvenir ainsi à revenir en arrière, au plus profond de nous-mêmes.
Tarko aime la peinture et la poésie (allusion à son père), c'est ce qui en fait un peintre et un poète du cinéma. Chaque plan est un tableau en mouvement. Son art est un art du ressenti, de sensations, d'impressions, c'est la terre, l'eau, le feu, la puanteur, la saleté, les détritus, le sordide, le sublime, la vie. Il y a aussi la musique des sons, qui viennent de l'enfance, les chants/pleurs/plaintes de femmes, les aboiements de chiens au loin, les bruits d'une scierie à côté, de la pluie, de l'eau qui goutte, d'un avion lorsqu'on arrive dans la modernité romaine. La magie est imperceptible, inexplicable, invisible, mais Tarko parvient à la filmer, et chacun de ses films éclaire les autres d'un nouveau jour en leur empruntant des plans (miroirs, fenêtres et rideaux, nuque féminine, madones, herbes dans l'eau, pluie intérieure, chambre sordide), tous ces symboles obsessionnels qui trouvent écho en nous.
Alors oui, la trame passe au second plan, l'intérêt n'est pas dans l'histoire (il faut connaître un peu la vie de Tarko pour saisir le coeur du film je pense) ou les dialogues. Ce qui importe c'est vraiment la communication de sensations. Et si on ne rentre jamais vraiment dans cette pseudo romance entre l'écrivain et sa jeune accompagnatrice, c'est parce qu'elle traduit avant tout une incommunicabilité entre les êtres. Car tous semblent ne se parler qu'à eux-mêmes, être dans des monologues, repliés sur eux-mêmes, ne pas arriver à entendre ou se faire entendre des autres, le monde est devenu fou et ce sont les « fous » qui doivent expliquer aux « sains » que le monde court à sa perte. Tout le monde est-il devenu à ce point fou jusqu'à ne se soucier que de lui-même, à ne plus pouvoir entendre et comprendre l'autre ?
Les voix off se mélangent aux discours à voix haute, on passe d'un personnage à un autre, d'une phrase à une autre, d'un poème à un dialogue, les mots se croisent mais ne se répondent pas, les silences semblent seuls capables d'exprimer l'indicible. « Les sentiments inexprimés ne s'oublient jamais ». D'ailleurs les souvenirs ne sont ni en couleurs, ni en paroles, uniquement des visages silencieux. Les femmes prient et appellent le secours de dieu, mais il ne leur répondra jamais, la jeune traductrice lui déclare son amour mais il ne l'écoute pas, dieu confie à la femme qu'il envoie des signes mais que l'homme ne les entend pas, le fou se réfugie avec sa famille pour la protéger d'une fin du monde qui n'en finit pas d'arriver, puis il crie à une foule silencieuse et immobile qui ne l'entend pas, ne le voit même pas brûler.
L'histoire n'est pas secondaire, mais elle est plutôt illustrative, décoratrice, à l'inverse des films habituels, où l'atmosphère sert à illustrer une histoire. C'est pour Tarko plus l'occasion de rendre hommage à sa mère (à la mémoire de laquelle le film est dédié), à l'image de la madone, de la femme et des femmes, à travers tous ces plans en flash-back sur les différents âges de la femme. La femme qui ne demande qu'à aimer, alors que l'homme lui est malade et s'aveugle en peurs et rituels inutiles. Le héros, par exemple, est un homme perdu, dans un pays étranger, sur les traces d'un poète dont il écrit la vie. Mais il est surtout à la recherche de son passé, de sa propre vie. Il s'est perdu en chemin et erre dans sa vie comme dans ce pays inconnu où il n'est rien, où il n'est pas chez lui, ce temps et cette époque où il est loin de sa femme et ses enfants, loin de ce qu'il est, loin de ceux qu'il aime. C'est un poète « malade du cœur » (il prend des médicaments) qui rêve de sa famille en Russie, et qui est incapable d'aimer la traductrice qui l'accompagne, il n'a même pas vu les signes qu'elle lui envoyait. Elle lui offre le sein maternel, qu'il ignore. Il est pur et son amour est ailleurs. Il est ailleurs. Il est de toute façon incapable d'aimer le présent ou le futur, peut-être par conscience que sa fin est proche, il ne peut aimer que ce qu'il a aimé, son passé, sa mère, ses refuges d'enfance, auxquels il se raccroche.
Le dernier plan-séquence dans les thermes est marquant, mais quand on le revoit on voit surtout l'acteur qui « prépare » son jeu, qui attend que la flamme s'éteigne, et puis le râle ultime est un peu too much. Mais que de plans sublimes partout ailleurs. Un enchantement perpétuel.
Bref, je pourrais en parler des heures. Pour moi, c'est ça le vrai cinéma. Un cinéma « intérieur », nostalgique et mélancolique, contemplatif, onirique, symboliste, chargé d'émotions et de moments réels, au plus près des êtres. Voit-on un film, ou assistons-nous à une part de nous même, qui ne peut exister ailleurs que dans cet artifice artistique ?
Un film essentiel.
5/6
Jolan, le gars qui n'a le droit de ne rien dire, sinon ses posts sont supprimés illico par Nexus.