de Bandamoebius » 13/01/2021 18:06
On va encore me dire que je n’aime pas Tintin, mais je trouve cet article paru aujourd’hui dans le supplément culture du journal Libération très juste...
Avec cette phrase forte: « Au mieux, la BD est un Ehpad, au pire une langue morte ». Violent, trop violent, certes, mais il y a un petit peu de vrai quand même...
Par MARIUS CHAPUIS
LOTUS ET BOUCHE COUSUE Le dessin est certes splendide. Tintin et Milou, planqués dans une jarre, terrorisés par quelque chose ou quelqu’un qui reste hors champ, tandis que l’œil du spectateur s’attarde sur un gigantesque dragon rouge qui se découpe sur le mur derrière eux. Variation autour de la couverture canonique du Lotus bleu, simplifiée, l’illustration justifie-t-elle pareille hystérie? De France 2 au Point, du Télégramme à BFM, les médias généralistes s’agitent autour de la mise en vente d’un dessin qui pourrait partir à plus de 3 millions d’euros. «Une pièce exceptionnelle», explique partout l’expert du département BD de la maison qui la met aux enchères aujourd’hui et le fait savoir à tous les journalistes à travers sa propre newsletter – avec support vidéo rappelant que huit des dix derniers records des œuvres d'Hergé sont de leur fait. Les médias les plus consciencieux ajoutent que l’œuvre fait polémique. Son origine mystérieuse, sa propriété... D’autres, à l’image du JT de France 2, préfèrent s’en tenir à la belle histoire de la rencontre entre Hergé et Tchang et «l’événement énorme» de la réapparition de cette couverture qui attire des «collectionneurs prestigieux». Comprendre privés.
En vérité, que célèbre-t-on ici? La valeur de l’œuvre? Evidemment, non. C’est tout juste si on évoque ses qualités plastiques. Ce qui compte, c’est la rareté et le prix que quelques investisseurs sont prêts à lui attribuer. Peut-être se réjouit-on du fait que l’original en question ira croupir chez un collectionneur privé plutôt que dans un musée en Belgique ou en France, où il serait accessible à tous? A force de faire ses choux gras des chiffres records de la bande dessinée, les médias entretiennent et participent à une spéculation galopante et grotesque. On ne parle même pas du statut complexe du concept d’original en bande dessinée où, contrairement à la peinture, l’original ne se confond pas avec l’œuvre, accessible elle pour une dizaine d’euros en librairies. Un peu plus pour les fétichistes en quête de tirage d’origine. Ce matraquage nous poserait moins de problème s’il ne venait pas occulter tout le reste.
A la télévision et dans nombre de grands médias, la bande dessinée n’existe qu’au travers des célébrations d’anniversaires de personnages octogénaires. Tintin, Haddock, Astérix, Batman, Lucky Luke, les suspects habituels. Au mieux, la BD est un Ehpad. Au pire, une langue morte. L’incroyable vivacité du secteur reste invisible. S’il faut tout résumer en quelques chiffres spectaculaires, en voilà deux: 53 % des auteurs gagnent moins que le Smic, 36 % d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté. Des données bien connues, répétées il y a pile un an dans le rapport Racine qui devait venir en aide au secteur, et a été vidé de sa substance par les demi-mesures du ministère de la Culture. Pris en étau entre surproduction et chute des ventes moyennes des ouvrages, les auteurs se contentent d’avances sur droits dont le montant est rogné d’année en année. Mais célébrons plutôt les auteurs morts et les 3 millions du Lotus…