ALCANTE a écrit:Je reviendrai certainement ici vous faire part de mes commentaires.
Chose promise, chose due, voici donc mon (très long, désolé) compte-rendu / avis sur Oppenheimer (le film) que j’ai eu la chance de voir deux fois hier en avant-première belge, invité par le chargé de la promotion du film par Universal Pictures que je remercie vivement ici !
La première vision s’est faite au Kinepolis en version Imax, la seconde au Palace en 35 mm et ce sont réellement deux expériences différentes. La version Imax rend plus impressionnantes les séquences plus « grand spectacle » et notamment la préparation du Test Triny et l’explosion, lors de laquelle j’étais littéralement scotché à mon siège ! Par contre, j’ai davantage apprécié le dernier tiers du film (qu’on pourrait comparer globalement à un huis clos) dans sa version 35mm.
Je vais commencer par ôter tout suspens : le film de Nolan est vraiment très bon, une expérience de cinéma marquante, et je le recommande chaudement à tout le monde, même si j’ai des bémols que je développerai ci-dessous. Mais la mise en scène est impressionnante, les acteurs excellents, la musique envoûtante, et la fin marquante.
Je précise que je ne suis pas spécialement fan de Nolan. J’ai beaucoup apprécié certains de ses films, mais d’autres m’ont laissé froid. J’admire certes sa virtuosité de réalisateur pour toutes les séquences à grand spectacle, mais j’éprouve rarement de l’empathie pour ses personnages et ses constructions narratives ne me convainquent pas toujours, voire me perdent complètement.
Oppenheimer est le film que j’ai préféré de lui, certainement après la 2ème vision.
Evidemment, en tant que scénariste de « La Bombe », j’y suis allé avec un regard un peu spécial, passionné par le sujet et plutôt connaisseur en la matière, et il m’était impossible de ne pas faire de comparaisons. Or les deux histoires ne sont pas réellement comparables en fait. Ça parait assez évident, mais « Oppenheimer » raconte l’histoire… d’Oppenheimer, tandis que « La Bombe » raconte l’histoire de la bombe atomique (qui l’eut cru ?) Très clairement, si vous vous intéressez à Oppenheimer, vous en saurez plus sur lui après le film qu’en lisant « La Bombe ». Mais si vous vous intéressez plus à l’histoire de la bombe atomique, vous en apprendrez bien davantage dans notre roman graphique.
En effet, « Oppenheimer » ne s’aventure à l’étranger que pour y suivre Oppie lorsqu’il étudiait en Europe (Cambridge, Göttingen, Leyde). Le film ne montre donc strictement aucune image des recherches allemandes, de l’uranium au Congo, du sabotage de l’usine norvégienne, de Staline, ...Et surtout, le film ne montre absolument rien (!) de Hiroshima ou de Nagasaki. Même pour le projet Manhattan, les lieux montrés sont peu nombreux : quelques secondes à Chicago (où fut réalisée la 1ère réaction en chaîne, tout juste évoquée ici), et strictement rien sur Hanford et Oakridge ou étaient produits l’uranium enrichi et le plutonium. On montre juste Los Alamos et le site du test Trinity.
J’ai trouvé que le rythme du film est très élevé, et beaucoup de personnages défilent. Il me semble qu’il sera difficile à suivre si vous n’avez aucune connaissance préalable de ce sujet. Selon moi, il y a aussi de nombreux dialogues ou allusions qui échapperont à ceux qui n’en connaissent pas du tout le contexte.
Le film est donc vraiment centré sur Oppenheimer (attention, si vous ne voulez rien savoir du film avant d’aller le voir, arrêtez-vous ici SPOILER ALERT) et peut globalement être divisé en trois parties d’environ une heure chacune :
- Oppenheimer étudiant et académicien (1923 – 1941)
- Oppenheimer sur le projet Manhattan (1942-1945)
- Oppenheimer durant son audition de sécurité (1954 – 1959)
Ces trois parties s’entremêlent sans cesse l’une à l’autre, et la troisième partie est également vue sous l’angle de Lewis Strauss, le président de la Commission de l’Energie Atomique (américaine). Les séquences relatives à Strauss sont en outre filmées en noir et blanc. L’histoire ne se déroule donc pas vraiment par ordre chronologique (comme c’est très souvent le cas chez Nolan), ce qui la complexifie quelque peu, mais cela reste globalement très clair et ne cause pas de problème de compréhension.
La première partie, où l’on suit Oppenheimer étudiant puis dans ses débuts académiques, est très bien faite. On y retrouve bien le caractère exalté et quelque peu bizarre d’Oppenheimer, On y découvre aussi ses sympathies envers plusieurs personnes communistes, dont ses rencontres amoureuses (sa femme Katherine « Kitty » Puening et sa maîtresse Jean Tatlock) et son ami Haakon Chevalier. On y sent aussi très bien l’excitation qui régnait alors parmi les physiciens de l’époque qui étaient en train de découvrir un tout autre monde, celui de la physique quantique (les atomes, les électrons,…). On découvre tous les grands noms, tels Einstein, Heisenberg, Böhr etc.
Je n’ai rien à redire à cette première partie, si ce n’est ce qui semble être une confusion assez étonnante où Oppenheimer commence à parler allemand à l’université de Leyde (aux Payx-Bas) et est ensuite félicité pour sa très bonne connaissance du néerlandais, tout en étant visiblement parfaitement compris par (l’allemand) Heisenberg !? Il semble que l’on ait confondu totalement l’allemand avec le néerlandais, c’était un peu bizarre. Ceci dit, C’est la seule erreur que j’ai notée dans le film, et elle est assez anecdotique.
La seconde partie est évidemment celle la plus attendue dans tous les sens du terme, il s’agit de son travail en tant que directeur scientifique Manhattan. C’est évidemment passionnant. La reconstitution de Los Alamos (et de sa construction) est bluffante de réalisme. On voit aussi bien la tension entre les militaires (qui voulaient compartimenter le tout au maximum) et les scientifiques (qui avaient besoin de collaborer entre eux pour davantage d’efficacité). On voit également les tensions naissantes entre Teller (qui deviendra le père de la bombe H) et Oppenheimer.
La reconstitution du test Trinity est vraiment « majestueuse ». Je mets des guillemets car le terme n’est pas tout à fait approprié vu que ça concerne une arme de destruction massive, mais au niveau cinématographique pur, c’est un grand moment. Effroyable.
Pas grand-chose à redire non plus sur ce qu’on voit dans cette partie-là, mes bémols étant plutôt liés à ce qu’on ne voit pas : on se concentre exclusivement sur Los Alamos et on ne voit rien des autres sites. Du coup, on ne voit pas la première expérience en chaîne contrôlée de l’Histoire à Chicago, et on ne se rend pas compte de l’immensité des travaux que le projet a nécessité. Pour rappel, Hanford pour la production de plutonium, c’est un site de 1500 km2 qui a nécessité 5000 ouvriers. Oakridge, pour la production d’uranium enrichi, c’est 20.000 ouvriers, une usine de 800 mètres de long qui est le plus grand bâtiment jamais construit etc etc.
Je trouve aussi que l’atmosphère de paranoïa qu’induisait le secret absolu aurait pu être mieux rendue. La série TV Man(h)attan était peut être plus efficace à ce niveau.
Rien non plus sur tout ce qui se passait ailleurs dans le monde, comment se déroulait le projet allemand de recherches atomiques etc etc.
Enfin, la troisième partie montre en détail l’audition de sécurité d’Oppenheimer en 1954. L’audition faisait suite à une accusation lancée à son encontre d’une trop grande complaisance à l’égard du communisme, voire d’être un espion russe. Des soupçons existent à son encontre car les russes ont entretemps développé leur propre bombe, et les américains savent que cela n’était possible que suite à de l’espionnage à Los Alamos. Oppenheimer se verra lavé de tout soupçon de déloyauté, mais son accréditation de sécurité sera cependant levée, ce qui détruit alors sa carrière pendant plusieurs années (jusqu’à sa réhabilitation en 1963).
Cette audition est mise en parallèle avec la préparation de Lewiss Strauss (Président de la Commission de l’Energie Atomique) à sa propre audition devant le Sénat en vue de devenir Secrétaire d’Etat du Gouvernement Eisenhower, audition "tendue" car plusieurs scientifiques lui reprochent en effet le rôle trouble qu'il aurait joué dans l’audition d’Oppenheimer.
Cette troisième partie est aussi l’occasion de montrer les remords croissants d’Oppenheimer quant au développement de la bombe atomique, et ses objections par rapport au développement de la bombe H (sujet sur lequel il était en conflit avec Lewiss). La mise en scène de cette dernière partie est brillante et la musique (un peu trop présente sans doute à ce moment-là) instille certes une forte tension.
Cependant, cette troisième partie souffre pour moi d’un quadruple problème. Premièrement, elle vient après l’essai Trinity qui s’apparentait à un véritable climax. Après une séquence d’une telle intensité, la tension retombe inévitablement et le temps qui s’écoule paraît alors plus long. Deuxièmement, le suspens autour d’une éventuelle culpabilité d’Oppenheimer ou de l’identité de l’espion ne marche pas vraiment. Le film est un peu brouillon à ce moment-là. Troisièmement, le film passe trop rapidement sur les états d’âme d’Oppenheimer par rapport à Hiroshima et Nagasaki, s’attardant trop sur ces auditions et se transformant en un huis clos judiciaire : qui a bien pu dénoncer Oppeheimer et pourquoi ? C’est certes une question intéressante, mais la (vraie) réponse est en fin de compte un peu « décevante ». Enfin, et surtout, l’enjeu dramatique de cette troisième partie se résume finalement à la question de savoir si oui ou non Lewis Strauss va être nommé Secrétaire d’Etat, ce qui n’a pas grand intérêt, certainement pas pour le grand public. Je crains qu’un certain nombre de spectateurs ne soient déçus par cette troisième partie, même si je le répète, le brio de la mise en scène permet de garder l’intérêt.
Le film se termine cependant par une séquence (très) marquante, par une espèce de mini twist scénaristique qui fait son effet.
Quelques bémols quand même, tous liés au fait que le film reste très fort marqué par la vision américaine de l’histoire de la bombe atomique.
Tout d’abord, le rôle des scientifiques européens est largement passé sous silence. Les deux scientifiques européens que l’on voit le plus, finalement, ce sont Einstein et Niels Bohr qui, paradoxalement, n’ont pas vraiment joué de rôle important dans le développement de la bombe. Par contre, Szilard et Fermi (qui ont joué un rôle majeur) sont quasiment totalement passés sous silence. Oppenheimer est vraiment présenté comme le seul père de la bombe atomique.
Ensuite, force est de constater que le film ne remet pas en cause ni ne questionne vraiment la nécessité absolue de bombarder Hiroshima et Nagaski.
Certes il y a quelques allusions aux démarches des scientifiques qui s’y opposent pour des raisons morales, et certes Oppenheimer dit dans le film qu’ils ont bombardé un pays « essentiellement vaincu », mais globalement on reste vraiment dans le narratif américain qui dit que la bombe était un mal nécessaire pour mettre fin à la guerre, éviter un débarquement au Japon et ainsi « sauver » un grand nombre de vies. Ainsi, après la capitulation de l’Allemagne, lorsque quelqu’un dit « la guerre est finie », Oppenheimer répond « sauf pour les GI qui doivent débarquer au Japon ».
De même, on voit aussi, plus tard, le secrétaire à la Guerre, Henry Stimson, déclarer lors d’une grande réunion que « selon des sources secrètes, il est absolument certain que les Japonais ne se rendront jamais sous aucune condition ». C’est là le point qui m’a le plus gêné. Les américains savaient en effet que le Japon était terriblement affaibli et cherchait une porte de sortie honorable pour capituler. Il y a avait encore de la place pour la négociation ! Le Japon n’avait plus de marine, plus d’aviation, plus d’alliés, il n’était vraisemblablement même pas nécessaire de débarquer : un simple blocus aurait affamé le Japon et l’aurait poussé à capituler.
Le film ne va donc pas (ou pas suffisamment en tous cas selon moi) à l’encontre de l’idée que la Bombe a finalement permis de sauver des vies humaines et qu’elle était donc un mal nécessaire, ce qui est pourtant très largement contestable.
Autre aspect très américain : aucune critique n’est faite quant aux victimes collatérales du projet Manhattan. Pas un mot par exemple sur les « human products », ces personnes auxquelles on a injecté du plutonium à leur insu. Pas un mot non plus sur les retombées radioactives autour du site Trinity.
Dans le même ordre d’esprit, on garde malgré tout une image un peu trop lisse d’Oppenheimer. Dans le film, on le voit plusieurs fois expliquer que le fait qu’il développe la Bombe ne lui donne aucun pouvoir par rapport à la décision de l’utiliser ou non, et comment, et qu’il s’agit là de décisions purement politiques et militaires auxquelles il n’a rien à dire. Dans les faits, il a quand même participé à la fois au Target Committee (qui a choisi Hiroshima comme meilleure cible) et à l’Interim Committee (qui a exclu l’idée de faire une démonstration pacifique de la bombe aux japonais afin de leur laisser la possibilité de capituler en connaissance de cause).
Dans le film, Lewis Strauss déclare qu'Oppenheimer devrait le remercier d'avoir contribué à faire en sorte que les gens l'associent davantage au test Trinity qu'à Hiroshima et Nagasaki. Mais le film de Nolan fait de même à mon sens.
Car en effet, et c’est ma critique principale, le film ne montre absolument AUCUNE (!) image ni d’Hiroshima ni de Nagasaki. On parle certes du nombre de victimes, mais cela reste des chiffres assez froids. La destruction totale, l’anéantissement d’Hiroshima et Nagasaki et les souffrances des victimes sont tout au plus évoquées assez rapidement. Les remords exprimés par Oppenheimer ne sont d’ailleurs pas tellement liés aux victimes d’Hiroshima et Nagasaki, mais bien davantage au fait d’avoir ouvert une boîte de Pandore, ce qui pourrait peut-être mener à la destruction du monde. C’est sans doute une image assez fidèle de ce qu’Oppenheimer pensait lui-même, mais le souci c’est que cela renforce à nouveau (selon moi) l’idée que la légitimité de l’usage de ces bombes par les USA sur les deux villes japonaises ne peut pas être discutée. Or, selon moi, continuer de légitimer une attaque passée contribue à laisser ouverte la possibilité d’une attaque future. La fin du film évoque d’ailleurs cette possibilité de manière terrifiante, et en ce sens le film de Nolan, plutôt que de nous faire regretter un passé, nous met en garde contre le futur – ce qui en fait un film d’actualité, finalement.
Voilà.
Au total, malgré quelques bémols « Oppenheimer » reste pour moi un film puissant, envoûtant et marquant, que je vous incite à aller voir. Et je pense que « La Bombe » est vraiment un excellent complément pour parfaire votre vision du sujet.