de jolan » 25/10/2021 04:06
Solaris – Andrei TARKOVSKI – 1972
Tarkovski, une expérience de cinéma, qui a changé ma vie. Je suis obligé d'en dire quelques mots en préambule.
Je ne sais pas s'il existe encore à Paris ces petits cinémas qui proposaient des films d'auteur lorsque j'étais adolescent. C'est en tout cas ce genre de cinémas qui devraient exister dans toutes les villes pour permettre à tous les curieux de voir autre chose que le cinéma actuel. Adolescent, je découvrais dans le cinéma d'art et essai de ma ville le cinéma de Tarkovski (entre autres), seul dans la salle, et c'est pour moi l'un des plus beaux souvenirs de ma vie de cinéphile. Ses films me parlaient aussitôt et m'appartenaient totalement. Je vivais des moments hors du temps. Toute ma vie je me souviendrai de la scène du trajet en voiture filmée à Tokyo, qui aura toujours pour moi mille fois plus de force que n'importe quelle scène de voyage interplanétaire réalisé à l'aide de mille effets spéciaux, avec mille plans effrénés. Quelque chose de Wenders aussi, que j'adorais alors.
Le cinéma de Tarkovski sacralise les moments les plus infimes, les silences les plus profonds, faits de regards, de souvenirs, ouvre le temps infini du cinéma poésie, et offre l'éternité. Il y a souvent ces moments d'éternité peints par petites touches dans les couleurs du passé (ici les scènes filmées sur une musique pour orgues de Bach, avec le feu dans la neige, les feuilles, la mère et son chien, les saisons qui passent, puis sa femme). Tarkovski filme le vertige existentiel, l'angoisse de l'espace et du temps. Il nous plonge forcément dans une introspection, une réflexion personnelle et intime, dans nos souvenirs. Il nous questionne sur nous-mêmes. Et ce film-ci ne fait pas exception.
Dernier film impersonnel de Tarkovski - qui ne l'aimait guère - les œuvres suivantes, ses plus belles, seront des films (et même plus que cela, un film de Tarkovski ne saurait être juste un film parmi les autres) qui lui permettront de parler de lui, de son exil, de son exode, de son pays lointain, de son enfance perdue et de son enfant interdit. On y décèle à plusieurs reprises des germes des films à venir. Et c'est sans doute ce qui me plaît le plus, ces ébauches des trois films suivants.
Parce que le scénario de ce film, même s'il est intéressant, ne me convainc jamais totalement. Bon, c'est de la SF métaphysique métaphorique et métabolique, donc en grand fan de "2001 l'Odyssée de l'espace" je ne suis pas totalement hermétique. Mais la deuxième partie, dans la station, me parle moins que l'introduction sur Terre. L'aspect voyage spatial et le vaisseau, les éléments futuristes ou technologiques, tout cela prête évidemment à sourire. Les occupants habillés comme pour aller au bistrot, les trucages nazes, les effets spéciaux faits de bouts de ficelle, c'est ridicule (le summum est atteint avec le "décollage" de la fusée). Parce que chez Tarko, dans la deuxième partie de ce film, c'est le sens qui compte. Visuellement, il y a peu de scènes marquantes dans la station. Sur le plan de la réalisation, Tarkovski n'aura jamais été aussi à l'étroit que dans cet espace clos dans l'espace qu'on découvre mental plus que sidéral. Or pour moi son cinéma n'existe qu'en plein air, en pleine nature, à ciel ouvert. Comme dans cette magnifique scène d'ouverture, où tout son cinéma explose en une dizaine de plans qui résument à eux seuls tout le film.
Une feuille au fil de l'eau, une planète dans l'univers, c'est la même chose, la même échelle, zoom, l'observation de l'infiniment infime dans les algues flottantes, ou de la petitesse de l'homme dans l'univers (lors du plan avec les grands arbres, symbole tarkovskien par excellence et par essence). On découvrira plus tard que Kris a pris un peu de son jardin avec lui dans sa petite boîte en fer. Une ode à la nature, où l'on retrouve tous les thèmes et les symboles omniprésents dans son œuvre : la brume, la maison de campagne, l'étang, le cheval (chevaux qui inondent les murs de la cabine de Guibarian), la pluie et l'orage. En fait, lors de toute cette scène, Kris fait ses adieux à la Terre/terre qu'il ne reverra plus. Il brûle ses souvenirs, les traces de son passage terrestre, dont le portrait de sa femme (qu'il ne brûlera finalement pas) dans son jardin. Lors du plan avec la mère qui pleure le départ de son fils (car tous trois savent qu'ils seront morts à son retour éventuel), on découvre l'un des seuls plans intimes de Tarko dans ce film (qui lui donne sans doute envie de faire ensuite ses films personnels, à commencer par "Le Miroir"), et on entend d'ailleurs déjà des aboiements de chien au loin (voir ma critique de "Nostalghia")
Arrivée dans la station. Premiers événements étranges. La planète océan donne vie aux souvenirs qui hantent quiconque s'en approche, et comme dans la plupart des scénarios de ce genre, on tourne un peu trop autour des révélations, des questions et des réponses, alors qu'on a tout capté depuis longtemps, depuis la confession du pilote Burton et l'histoire de l'enfant qu'il a vu à son retour sur Terre. Mais ce n'est pas si choquant, finalement le faux suspens est assez court et ne plombe pas tout le film. Car Kris s'endort. Travelling avant vers son subconscient, et le vaisseau compte une nouvelle passagère, sa femme (un livre d'Apollinaire, quel autre poète amener sur un vaisseau russe qui ne s'appelle pas Apollo ?)
Vient ensuite la séquence la plus intéressante du film, la scène dans la bibliothèque, où se posent de nombreuses questions existentielles et métaphysiques. Séquence qui évoque ce que seront les réflexions qui émailleront « Stalker » et ses nombreuses interrogations existentielles. Sur les murs de la bibliothèque, il y a entre autres bustes, objets et vitraux, des reproductions de Brueghel l'Ancien : "La Tour de Babel" (qui sera plutôt un des sujets de "Nostalghia"), "Le Triomphe de la Mort", et le magnifique "Chasseurs dans la neige", sublime chef d'oeuvre qui en effet rappelle tout, sauf la Belgique. Je comprends que Tarkovski y voit son pays.
Snaut, dans son délire lucide alcoolisé, demande à Kris de lire un extrait de "Don Quichotte" : « je remercie celui qui inventa le sommeil. C'est en quelque sorte une monnaie égale pour tous, comme une balance qui fait d'un berger l'égal d'un roi, d'un sot l'égal d'un sage. Le sommeil n'a qu'un défaut, c'est le fait qu'il ressemble trop à la mort »
Et il continue son constat aviné : « La science ? Quelle blague. Plus rien n'a d'importance. Médiocrité ou génie, c'est pareil. Nous ne voulons pas découvrir l'espace, mais le conquérir, étendre la terre jusqu'aux confins du cosmos. Nous ne voulons pas d'autres mondes, mais un miroir. Nous sommes dans la situation ridicule de quelqu'un qui fonce vers un idéal qu'il craint et dont il n'a nul besoin. L'homme n'a besoin que de l'homme. »
Les "visiteurs" ne sont que des copies. D'ailleurs tout dans cette bibliothèque n'est que copie, ou reproduction. Les peintures, les livres, les bustes. Et Harey (Ariane en VF) se rend compte du malheur qu'est son existence vide de coquille vide à la fausse vie sans mémoire, remplie de mémoires d'une autre. On n'est pas loin de "Blade Runner 2049" (œuvre fascinante par ailleurs). Pour ce qui est de la séquence finale (hormis le dernier plan qui a inspiré le dernier plan de "Minority Report" selon moi, aucune idée du sens de tout cela, et je ne veux pas savoir, je veux que cela reste un mystère insondable.
En fait, ce qui est le plus beau et qui me plaît le plus dans ce film, ce sont les ébauches, les prémonitions de ce qu'il y aura dans les futurs films. Il m'avait beaucoup marqué à l'époque. Beaucoup moins aujourd'hui. La découverte n'est plus là, plus la même (le souvenir était sans doute plus fort que le film lui-même), l'impact sur mon regard de cinéphile non plus. Mais comme ce film est important et que ce cinéaste est le plus grand, je mets une note entre celle d'aujourd'hui et celle de l'époque.
4/6
(A noter qu'il y aura un documentaire sur Stanislaw Lem le 21 novembre à 5h04 sur Arte – déjà disponible sur Captvty)
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