Un petit bilan de l’année écoulée, exercice que j’avais déjà fait pour les années 2020 et 2021.
A titre personnel, achat de 152 titres dont 111 DL 2024 en baisse par rapport aux années précédentes. En réalité, c’est sans doute un peu plus, la bibliothèque a été partagée en cours d’année après ma séparation. Cela se traduit par une baisse drastique des achats des mangas en cours d'année, car c’était les ¾ de la famille qui sélectionnait les titres à intégrer à la bibliothèque.
Des informations CanalBD que j’ai pu consolider, il a été catalogué :
- 2923 bandes dessinées
- 3449 mangas
- 913 comics
Ce qui ferait un total de 7285 titres pour l’année 2024. Pour rappel en 2022, il y avait un total de 6571 titres (pas fait pour 2023). En décortiquant les chiffres, le nombre de titres en bandes dessinées et comics commercialisés dans le réseau CanalBD est resté stable. Le nombre de mangas publiés est passé de 2700 à 3400 par an en deux ans. La venue de nouveaux acteurs dans l’édition du manga pourrait déjà être une première explication, mais ça ne justifie pas l’écart si important.
Je n’ai plus les moyens de me palucher toutes les sorties par éditeur comme pour les années précédentes, mais hormis mangas, je n’ai pas l’impression que les choses aient changé ces dernières années sur les proportions "grands groupes d’édition" / "alternatifs".
Sinon Il a été aussi constaté au sein du jury que les one-shots et romans graphiques sont de plus en plus volumineux. 120 pages, c’est devenu le nouveau le seuil bas.
Concernant mes lectures, je n’ai pas pu tenir correctement le suivi cette année, mais au moins 150 titres sont passés dans ma pile à lire. Ce qui suit est ce que j’ai retenu de l’année écoulée, classé alphabétiquement. Voulant me limiter à 25 titres, ce n'est pas totalement exhaustif. Quelques commentaires ont été ajoutés, mais l'envie de boucler cet exercice d'écriture au plus tôt fait que ça ne sera pas le cas de tous, et puis certains ont déjà largement été encensés ici ou ailleurs.
Alison, 20 ans, jeune mariée, et femme au foyer, s'inscrit à un cours de dessin pour tuer le temps. Elle plaque tout et rejoint son professeur devenu amant, également peintre bien connu à Londres. "Alison, à coup de pinceau" est un beau récit, tout en tendresse, sur l'émancipation d'une femme à la découverte du monde urbain et du milieu artistique londonien des années 80.
En reprenant également le procédé du voyage initiatique (vu chez "La Saga de Grimr" et "Penss et les plis du monde"), il fait vivre à Alyte, vaillant petit têtard devenant fier crapaud accoucheur, moults aventures et rencontres décisives dans son apprentissage. Quelle est la place du vivant sur notre bonne vieille terre ? A quel point il interagit avec son environnement ? Album après album, Jeremie Moreau creuse ce sillon, affine son propos comme son graphisme, pour leur en conférer une très grande accessibilité.
Nick, illustrateur un peu hipster sur les bords, passe son temps libre à écumer cafés et bars. Il s'amuse en apparence des relations, les tourne en dérision mais ressent un fossé impossible à combler entre lui et ses interlocuteurs. Et c’est tout l’enjeu du bouquin, sortir des relations codifiées et de la mécanique du quotidien pour vraiment parler à « l’autre ».
Tout au fil du bouquin, l’auteur anglais Will McPhail, illustrateur et caricaturiste dont c’est la première BD, joue constamment grâce au rythme de la mise en page, avec les incapacités et les platitudes de certaines conversations et les explosions visuelles qui traduisent le dénouement d’un dialogue et les signes d’un éveil de son personnage principal.
Dans "Padovaland" et "Fleur de lait", l'auteur italien Miguel Vila analysait les rapports sociaux oppressants et dysfonctionnels des jeunes générations vivant à Padoue, ville middle class moribonde comme on en trouve tant. Vila se fait aussi remarquer pour sa mise en page, influencée par Chris Ware mais avec une recodification qui lui est propre (aération, mini vignettes qui parsèment la page, tour à tour cherchant les grands espaces avec vue en hauteur ou confinant au détail voyeuriste, mise en couleur singulière, temporalité trouble...). "Comfortless" ferme la trilogie du "Padova-verse", en faisant fracasser son petit univers aux angoisses que suscitent les désastres mondiaux. Finies les sorties au centre commercial régional, Padoue et ses habitant.e.s sont plongé.e.s dans la crise du COVID-19 et les confinements qui ont suivi. Et doucement, un récit d'anticipation s'installe et gangrène un quotidien déjà complètement abruti par le manque de perspectives et le sentiment d'impuissance. Signe qu'il est peut-être le moment de se retirer les doigts du cul.
On aurait pu craindre une redite dans le propos et une usure du procédé de la mise en page avec la fin de son diptyque, mais Pierre Jeanneau y trouve encore de nouvelles possibilités et étoffe un peu plus récit. Des personnages secondaires sont mis en avant, et le récit sort peu à peu du cadre intime pour s’ouvrir vers des problématiques extérieures. Se dresse alors un portrait, celui d’une génération en prise avec le monde urbain.
Les cinq premiers tomes ont tracé une chronologie (plus ou moins) linéaire des évènements du monde du Marylène. Ce tome-ci se glisse dans les interstices laissés dans les précédents, toujours avec l’humour, la malice et les propos féministe et social qui caractérisent l’œuvre d’Anne Simon. Une autre particularité est que les hommes de l’ombre sont un peu plus mis en avant, et de façon pas toujours glorieuse (putain, James.. t'es vraiment...). Enfin ce tome est aussi l’occasion de faire « revivre » certains personnages à leur zénith (la magnifique Aglaé). Toujours une joie de retrouver cet univers, et un peu à la manière d’un « Donjon », il s’apprécie encore plus comme une brique supplémentaire à cet univers.
Sorti en Espagne en 2023, il est devenu une des sensations de la scène alternative du pays. Le personnage a vu le jour en 2011 sous formes de mini-histoires, et ces dernières ont été compilés puis (copieusement) augmentés dans le bouquin en question.
La fameuses mini-histoires se trouvant sans doute au début, elles sont surtout là pour mettre en exergue la personnalité et l’environnement Cornelius, technicien de surface dans un complexe sportif, humilié par son patron, puis humilié par une de ses ami.e.s (l’atroce Avalutsa)… Il n’y a guère que ses colocataires et Alspacka, la jeune nièce du patron, qui l’accepte. C’est que Cornelius ne brille pas par sa conversation. Et d’une candeur absolue, son univers intérieur l’amène à penser qu’il est brillant (plus que ce qu’il est). Ce qui donne des scènes inconfortables voire malaisantes, souvent générées par des problèmes de communication. C’est une des clés du bouquin : parler et accessoirement se faire comprendre, c’est l’impuissance de Cornelius, et va l’amener à de mauvaises décisions à la suite de l’enlèvement d’Alspacka (qui servira de fil directeur du bouquin). A croire que cette BD veuille démontrer qu’il n’est même pas capable d’être le héros de sa propre histoire.
C’est d’autant plus paradoxal que l’image véhiculée par les pseudo-illustrations et pleines pages « d’époque » qui parsèment le bouquin, donnent un caractère iconique au personnage, qui aurait soi-disant traversé la presse adulte et jeunesse et accompagné avec bonheur des générations de lecteur.ice.s. C’est aussi une manière supplémentaire pour Marc Torices de jouer avec la matière graphique, en plus de ses expérimentations sur la mise en page, la couleur, le trait, le transformisme (passer de l’anthropomorphique à de véritables animaux d’une page à l’autre).
C’est finalement quand il est présenté dans l’insouciance de sa forme animale au début et à la fin du livre que Cornelius trouve sa quiétude.
Autobiographie d’une rare violence signée sous un nom d’emprunt, qui raconte une forte éducation religieuse qui laisse des traces, le rejet familial, la radicalisation… Le récit ne laisse aucune échappatoire aux lecteur.ice.s. On en ressort estomaqué.e.
Future est une anthologie des 10 numéros que Tommi Musturi a au préalable publiés en auto-édition, en format fascicule comics. Explosion de couleurs quand l'objet est en main, explosion graphique quand on le feuillette, le bouquin est une collection de petites capsules très pulp de quelques pages ou en format strips qui se feuilletonnent d'un numéro à l'autre, se répondent et s'autoréférencent.
Présenté pêle-mêle l'oisiveté d'une bourgeoisie high-tech, une téléréalité grandguignolesque peuplée d'individus augmentés, un survival sur fond de la férocité du formatage culturel, une IA hautaine qui répond dans le traditionnel courrier des lecteurs à la fin de chaque fascicule, références multiples entre autres au pulp SF / fantasy / horreur, etc... Le tout enrichi d'un propos politique dont la frontalité et le manque de finesse peuvent agacer plus d'un.
Un laboratoire d'expérimentations, pas dans le sens "recherche de nouvelles formes de BD" mais plus dans la juxtaposition et la succession d'esthétiques, de mises en page, de points de vue, de narratifs...
Un bouquin plein d'asperités mais d'une grande générosité.
Un récit d’anticipation tout en tension, brossant les portraits d’un couple d’âge mûr qui a un peu perdu la flamme. Et plus particulièrement celui de la femme, pianiste dans l’incapacité de vivre de son art, qui envisage de se faire remplacer en secret par un androïde pourtant interdit sur l’île où ils vivent. Le rythme, la mise en page, les ambiances, les jeux de silence… ne sont pas sans rappeler les BDs de Lucas Harari chez le même éditeur. Les enjeux ont également quelque chose de très Cronenberg-ien. Premier bouquin de haute volée pour le duo d’auteurs.
Pour celles et ceux qui ont raté le bordel, le concept de ce comics tient sur deux piliers : 1°) des Kaiju et 2)°ils sont enfermés dans une prison de haute sécurité. Troisème intégrale française qui regroupe les deux derniers cycles de la série, l'histoire tient toujours d'un véritable TV drama policier, racontant la conjonction des horreurs pseudo-urbaines vécus par les kaijus et henshin heroes dégénérés. Le tout désarmorcé par le trait cartoonesque du génial Zander Cannon. Un des grands comics ce dernières années.
La hache de guerre est enterrée depuis SUV. Concerts, barbak et binouze sont au menu des premières pages.
Mais la tranquillité n'est pas la tasse de thé d'Helge Reumann. D'ailleurs, le thé ne doit pas être sa boisson préférée. A l'instar des précédents albums, "Kilmotor" pue l'alcool, l'huile de vidange et la paranoïa. Les armes à feu étant mises au placard, ce sont quelques tartes dans la gueule et les lames acérées qui prennent la place.
Plus mystico-bordélique, plus décousu aussi que ses précédents, Kilmotor poursuit les obsessions de l'auteur sur la violence et les vagabondages en contrées austères.
D'abord édités en fascicules entre 2019 et 2023 sous le nom de "Cosmicomix", les huit chapitres de "l'Interdimensionnelle" constituent un récit de voyages temporels réécrivant de nouvelles uchronies et la mémoire de ses personnages. Si ça peut paraitre décousu à force de changements d'histoires accompagnés de ruptures graphiques psychédéliques, un fil conducteur se dessine peu à peu et appelle à une suite. Une très chouette curiosité.
L'éditeur cite volontiers Topor et Toshio Saeki pour cette compilation d'histoires parues sur Instagram et divers magazines (surtout Mouvement). Plus prosaïquement, ce qui nourrit l'oeuvre de Stephen Vuillemin, c'est la déliquescence d'un monde hyperconnecté, avalant les moindres signes de nouvelles tendances, et ne sachant plus quoi faire de cette surabondance de modèles, d'informations, de technologies virant au grotesque. Avec une approche et une sensibilité totalement différentes, ce bouquin fait écho à certaines marottes de Michael DeForge.
Comme tous les auteur.ice.s issu.e.s du sillage d'Ugo Bienvenu et passés par les éditions Réalistes et/ou Denoël Graphic, Stephen Vuillemin est issu de l'animation (cf. son court-métrage multiprimé "A Kind of Testament"), et ça se ressent par son graphisme laissant beaucoup de place à des aplats de couleurs tranchées et singuliers, collant bien à l'humour corrosif qui parcourt ce bouquin. Une de mes meilleures lectures cette année.
Avec "Le paradis pas l'enfer", l'auteur torontois renoue avec les histoires courtes, tout en expérimentant (légèrement) de nouveaux procédés graphiques (moins abstrait, retour de la perspective, quoique minimal...). Il rappelle que son art de la concision est vraiment bluffant, sans rester figé dans les mêmes schémas narratifs, et sans que ses histoires ne restent unidimensionnelles. Et c'est ce qui est fascinant dans la production de Michael DeForge, susciter un trouble mi-humoristique mi-malaisant en quelques pages. Pas loin d'être son bouquin le plus brillant.
Le temps a paru bien long depuis le récit choral parisien "les Rigoles" en 2018. Le nouveau titre de Brecht Evens est un bouquin plus linéaire, complètement centré sur la relation forte et touchante entre un père et son fils. Egalement très trouble, avec la paranoïa et les agissements complotistes du père qui influe sur sa progéniture. En résulte un doute permanent sur ce qui est réel. Le parisien d’adoption a encore élargi sa palette de couleurs déjà magnifique, multiplie des angles de vue qu'il n'aurait pas tenté avant, fait interagir dessins, textes et dialogues de manière malicieuse et ludique. Bouquin qui signe le grand retour de Brecht Evens.
Trois voeux vendus dans un petit kiosque du Caire. Trois voeux qui accompliraient tout ce que vous voudrez. C'est le point de départ de trois histoires qui vont questionner les futurs propriétaires de ces voeux sur leurs désirs. Sortie de nulle part, la jeune autrice égyptienne Deena Mohamed n'imaginait pas un instant que sa BD aller traverser les frontières. La réussite est totale, c'est fluide à lire, chaque partie a sa propre dynamique, c'est frais et c'est une des plus grandes surprises de 2024.
"Walicho", "diabolique" ou "être qui personnifie tous les maux et les malheurs" en langue mapuche, retrace le destin de trois soeurs (et de leur bouc totem) arrivées d'Europe qui s'installent dans ce qui va devenir l'Argentine. Destin raconté par les regards extérieurs à travers un puzzle de neuf histoires qui ont leur propre unité graphique et narrative. Les trois soeurs sont rapidement identifiés comme sorcières par leurs pratiques de rituels, par leur refus de la modernité qui agite le monde extérieur, par l'absence d'un homme qui soit maitre de leur territoire, et tout simplement par leur sororité (qui sera agité par des conflits d'intérêt). Un bouquin fort de l'autrice argentine Sole Otero, jusqu'à présent son plus ambitieux.