Cette incursion Shakespearienne est une réussite.
Les rêves, les spectres, les 3 sorcières, la folie, le bris du 4e mur, le bouffon... tous les thèmes chers à Billou y sont, sauf peut-être l'amitié.

En plus, la BD nous donne accès aux grands espaces.
Je ne m'attarde pas sur le travail de Tanquerelle qui est formidable à tous points de vue. Toujours lisible, dans les scènes de bataille comme dans les discussions au flambeau. Avec une mention toute particulière aux regards. On a parfois l'impression que ce sont eux qui structurent les cases, plus que la disposition des masses.
Les couleurs de Merlet sont un vrai plus pour l'éloquence et l'ambiance des scènes. Encore une fois elle est au top. Il y a des choses importantes que le noir et blanc ne peut pas rendre.
Mais ce qui m'a le plus épaté c'est le scénario et les dialogues.
Je spoile peu en disant qu'avec un gonze boiteux, bossu, hargneux, arriviste et qui s'appelle Richard, on sait dès les premières pages à qui on a affaire. Il fallait un sacré toupet pour s'attaquer aussi frontalement à une suite d'une pièce de Shakespeare sans tomber dans le guignol ou la prétention. Et pourtant nous voilà emporté dans la saga d'un grand tourbillon de démence assoiffée de pouvoir, de complots de skali, de manipulations cyniques et de meurtres sans vergogne. Et toujours, implacablement, on s'enfonce dans la noirceur. Le tout en évitant d'être une redite de son modèle mais en entretenant une référence constante. Souvent en faisant appel à d'autres pièces pour nous garder sous la tutelle du dramaturge.
Ce que j'ai préféré, c'est la finesse des dialogues. Ce n'est pas nouveau qu'Ayroles est un grand dialoguiste, mais il s'est surpassé. La langue est belle, le vocabulaire volontiers ancien sans être désuet. Chaque page est vraiment un petit bijou avec parfois de grands élans dramatiques et très shakespeariens.
Exemple, page 174-175 qui m'a particulièrement marqué.
Richard vient de faire tuer son mari :
Dame Steinunn : Comment osez-vous poser les yeux sur moi ?
Richard : Il y a bien longtemps que je vous regarde.
Je n’ai cessé de le faire depuis que je vous vis pour la première fois,
scintillante de beauté parmi de sombres rustres.
À ce joyau égaré dans une tourbière, je rêvais d’offrir un écrin.
C’est pour vous, dame Steinunn, que j’ai conquis ma couronne.
Je dépose à vos pieds, avec tout mon amour, un royaume ! »
Dame Steinunn : Gardez-les !
Votre royaume n’est qu’un marais puant, vos sujets, un amas haineux, versatile et veule, qui dansa sur les cendres de mon bonheur.
Qu’ils crèvent tous !
Oui, il m’ensorcelait ! Et je l’ensorcelais en retour !
Nous jouissions, riions, pleurions à l’unisson, souffles entrelacés, âmes pantelantes, nous n’étions rien l’un sans l’autre, et à deux…
plus que la vie !
Putain que c'est beau. Magnifique.
Sans parler de la brutalité et de la cruauté de la dernière case de la scène, page 176.
Richard : ... ce trèsor perdu que mon coeur s'embrase à l'idée de revoir enfin.
C'est là qu'on voit la force de la BD avec les césures, les rythmes et les respirations qu'offrent les phylactères et à quel point Ayroles en a joué pour ciseler ses dialogues. Avec l'espacement des bulles, leurs connexions, leurs tailles. Une petite bulle peut avoir valeur d'exclamation pour son texte tout entier.
Qu'ils crèvent tous./ ...plus que la vie. Une case mangée de dialogues ou une bulle seule, dans une grande case, avec juste une interjection.
Alors certes, ce n'est pas au niveau de Shakespeare. Si on prend par exemple le monologue du Spectre, le saut quantique est évident. Je ne résiste pas à l'envie de vous en mettre un bout tellement c'est beau.
Je dormais dans mon verger, l’après midi, selon mon habitude.
Ton oncle s’y glissa comme un voleur, avec ce suc maudit de l’ébénon,
Et me mis dans le porche des oreilles cette liqueur lépreuse
Dont l’effet est à ce point hostile au sang de l’homme
Qu’aussi rapide que le vif argent
Elle entre par les portes naturelles et les allées du corps
Et fige, et caille, plus fort que du vinaigre dans le lait, le sang fluide et sain.
Ainsi pour moi et dans l’instant, une dartre, une lèpre
Recouvrit d’une croûte infecte et vile la douceur de mon corps.
Venge ce meurtre infâme et sans nature.
Ainsi je fus dormant et par mon frère
Privé de vie, de couronne et de reine,
Fauché soudain dans la fleur du péché
Sans sacrements, sans onction, sans viatique
Non préparé, jeté devant mes juges,
Avec le poids de mes imperfections,
C'est inégalable.
Mais en BD ce serait sans doute très lourd et ca nuirait à la dynamique du médium. C'est bien dans son jus mais au XXIe siècle ce serait très ampoulé... A moins d'en faire une volonté artistique comme
La Passion des anabaptistes, mais on sort de la BD récréative.
Autre chose qu'Ayrolles a bien rendu ce sont les doubles tiroirs des sentiments. Que le premier, le plus évident, n'est qu'un détour ou un prix à payer pour accéder au second, le vrai sentiment sous jacent. (et comme j'ai pas pris de notes, j'ai pas d'exemple, mais juré, y en a.

).
Bref, je vais m'arrêter là et relire demain.
En conclusion, Ayroles et Tanquerelle ont réussi à faire du grand théâtre sans que ce soit théâtral.