Et la réaction de Casterman via Benoit Mouchart
J'ai découvert tardivement le post de Joann Sfar sur Facebook, puis différents messages à ce sujet. Tout d'abord, il me semble important de préciser que ce n'est pas le fait de Casterman si les deux pages d'essai de Christophe Blain sont apparues en ligne : quand on lit le post de Joann Sfar, on pourrait le croire. C'est faux. Nous n'avons JAMAIS communiqué sur ce projet. Et nous n'avions AUCUN intérêt à ce que ces pages apparaissent sur le web. Pour le reste, voici la chronologie des faits :
Je prends mes fonctions de directeur éditorial le 23 mars 2013. Je croise Joann Sfar au Salon du livre de Paris deux jours plus tard. Nous parlons pour la première fois depuis de nombreuses années et, en le quittant, je lui lance quelque chose comme : « ça te dirait de réfléchir à Corto ? ». Le lendemain, il me contacte par téléphone : étais-je sérieux ? Eh bien, oui, pourquoi pas ? Deux ou trois jours plus tard, Joann m'adresse une belle lettre qui expose son projet de collaboration avec Christophe Blain, que je trouve intéressant. À ce stade comme à chacune des autres étapes de ce projet, nous savions tous que cette initiative ne pourrait évidemment pas se concrétiser par une publication sans avoir été validée par l'ayant-droit d’Hugo Pratt : toutes les personnes concernées en étaient parfaitement conscientes. Prétendre le contraire n'est pas vrai.
Je rencontre Patrizia Zanotti la première semaine d'avril 2013, à Bologne. L'entrevue est brève, mais je lui fais lire la lettre de Joann. Elle trouve l'idée originale. Mais elle m'apprend à ce moment que Juan Díaz Canales a écrit le synopsis d'une nouvelle aventure de Corto quelques années plus tôt et que le projet a été suspendu sine die, le dessinateur idéal n’ayant pas été trouvé. Patrizia repart à New York, et nos contacts sont uniquement téléphoniques jusqu'en juin.
Il est vrai que nous avons ensuite continué à échanger avec Joann et Christophe ; nous les avons incités à faire un essai, que nous avons présenté à Patrizia en juin 2013. Elle était sous le choc : c'était la première fois qu'elle découvrait des pages de bande dessinée avec Corto sous le crayon d'un autre que Pratt. Elle a aimé ces deux pages, mais elle nous a fait savoir après un temps de réflexion qu'elle se sentait engagée moralement avec Juan depuis de nombreuses années. Le synopsis de celui-ci était bon et elle avait désormais une idée du dessinateur. À l'automne 2013, j'ai donc annoncé à Joann et Christophe que leur projet n'avait pas été retenu. Ce qui a motivé ce refus, c'est le respect d'une parole donnée par Patrizia envers un auteur et nullement un rejet artistique ou des considérations commerciales.
En décembre 2013, nous avons reçu les pages d'essai de Ruben Pellejero qui ont achevé de tous nous convaincre de la pertinence de ce choix.
Je regrette que tout ceci soit désormais sur la place publique, pour des raisons qui m'échappent et que je ne veux même pas chercher à comprendre.
Je trouve en tout cas inexcusable qu'un auteur puisse dénigrer le travail de ses confrères a priori, au seul regard de quelques images. En tant qu'éditeur, je ne peux pas admettre que l'oeuvre d'auteurs avec lesquels je travaille soit attaquée aussi injustement : le livre que nous publierons en septembre prochain est une vraie réussite artistique et littéraire. C'est une reprise qui parvient à être personnelle et originale tout en restant fidèle à l'esprit de Pratt. Si nous éditons cette nouvelle aventure de Corto, "Sous le soleil de minuit", c'est d'abord parce que c'est une bonne histoire, solide, documentée, pleine de rebondissements, avec des dialogues percutants et une atmosphère formidable ; c'est aussi parce que c'est un livre dont les dessins superbes ont l'humanité, la grâce, la justesse et la noblesse propres au style de Rubén Pellejero. Personne n'a demandé à ce grand artiste d'imiter Pratt et il s'est d'ailleurs bien gardé de le faire, comme vous le découvrirez en lisant le livre.
Pour ma part, je ne souhaite plus m'exprimer publiquement sur cette affaire, non pas « par langue de bois » mais parce que ce qui importe, c'est d'abord ce nouveau livre, qui doit pouvoir rencontrer son public dans les meilleures conditions, sans préjugé.
Benoît Mouchart
Directeur éditorial bande dessinée des éditions Casterman