En 2021, les ventes de bandes dessinées ont connu une progression plus forte que celles du livre en général, certains segments affichant un bond impressionnant (+ 50 % pour les mangas par rapport à 2019 !). En ce qui concerne les points de vente, les libraires spécialisés de second rang tirent largement leur épingle du jeu avec une croissance à deux chiffres tandis que les diffuseurs de type espaces culturels progressent moins vite et les grandes surfaces non spécialisées marquent le pas. Par opposition, le recul de la participation à notre consultation pour désigner de véritables « prix des lecteurs » modère l’enthousiasme qui accompagne la découverte des résultats encourageants du secteur. Cependant, les très bons albums suivants sont primés par les membres de BDGest.com :
- Récit court – Europe : Tananarive de Mark Eacersall,Sylvain Vallée et Delf (Glénat)
- Série - Europe : Dans la tête de Sherlock Holmes de Cyril Liéron et Benoît Dahan (Ankama)
- Album – Asie : L’attente de Keum Suk Gendry-Kim (Futuropolis)
- Album – Comics : La conquête du cosmos d’Alexandre Fontaine Rousseau et Francis Desharnais (Pow Pow)
- Premier album : Yojimbot de Sylvain Repos et Noiry (Dargaud)
- Album Jeunesse : Bergères guerrières de Jonathan Garnier et Amélie Fléchais (Glénat)
- Couverture : Peer Gynt d’Antoine Carrion (Soleil)
- Prix du Jury - Série : Les contes de la pieuvre de Gess (Delcourt)
- Prix spécial du Jury attribué à une série dont le dernier tome a été publié dans l’année : Jonathan de Cosey (Le Lombard)
- Prix spécial du Jury : Editions : Editions Le Lézard noir
- Prix des chroniqueurs : Le peintre hors-la-loi par Frantz Duchazeau et Drac (Casterman)
MEILLEUR RÉCIT COURT EUROPE
Un collectionneur. Sylvain Vallée collectionne les BDGest’Arts : six premières places avec Il était une fois en France, deux avec Katanga et donc une septième pour Tananarive (Glénat). Sur fond d’histoire d’amitié, un notaire de province (ah ce type d’expression ! à se demander si la profession s’exerce à la Capitale…) d’un âge certain s’offre un sursaut pour mener l’enquête et faire la lumière au sujet du vécu réel d’un ami, conteur fascinant, récemment décédé. Le dessinateur s’amuse, c’est évident, à faire vivre une bande de personnages à trognes que son scénariste lui a présenté. Dans sa chronique BDGest’, Marion Natali souligne que « Tananarive accroche l’œil et fleure l’aventure » (et) « remplit sa promesse, en entraînant dans un road-trip maîtrisé et qui tient en haleine d’un bout à l’autre des cent seize planches. » (…) « la narration slalome et vire au rythme de l’enquête d’Amédée et de son tacot crachotant (qui) vit malgré tout un véritable rodéo émotionnel, chaque halte, partagée avec le lecteur-spectateur, laissant planer l’espoir d’une résolution qui ne viendra qu’à son heure. » (…) « le dessinateur offre une magnifique composition graphique au découpage cinématographique qui fonctionne terriblement bien et que subliment les couleurs de Delph. Croqués avec vivacité, les nombreux protagonistes possèdent une vraie présence et sonnent juste. De plus, le trait expressif et dynamique restitue remarquablement leurs ressentis et leurs états d’âme. (…) À la fois quête et récit intime, Tananarive se révèle aussi captivant que rondement mené. Embarquer dans ses montagnes russes, c’est s’assurer un délicieux moment de lecture et une formidable équipée humaine qui saura toucher au cœur. »
Au deuxième rang, un ancien vainqueur de BDGest’Arts également, Timothée Le Boucher, qui avait créé l’événement il y a quatre ans avec Ces jours qui disparaissent. À l’automne 2021, il présente la première partie de 47 cordes (Glénat). Dans nos colonnes, Thierry Cauvin affichait son plaisir à la découverte de la nouvelle création de celui qui « en quelques albums à peine (…) s'est imposé comme l'un des nouveaux auteurs qui comptent dans le monde de la bande dessinée franco-belge. Il entame ici, avec le premier volet de ce diptyque, son œuvre la plus ambitieuse qui est un mélange de thriller psychologique, de récit fantastique et d'érotisme. » Le livre prend le temps de poser son intrigue, de développer des séquences et de tracer son style, aux effluves mangas si bien assimilées qu’elles en font une signature personnelle. Preuve de réussite, après trois cent quatre-vingt pages, l’envie de lire la suite fait trépigner d’impatience.
À quelques encablures (d’équidé), un autre habitué des lauriers tressés par notre maison, Wilfried Lupano, accompagné de Léonard Chemineau, conte La bibliomule de Cordoue (Dargaud). Marion Natali estime que « tant les dialogues que les tribulations des personnages et le propos général se révèlent riches, intéressants et procurent une jouissance intellectuelle et un moment de lecture des plus appréciables. La dichotomie entre les abus d’une domination autoritaire et la liberté – de penser, de lire, d’écrire, de véhiculer le savoir – est très bien mise en scène, de même que les intrigues et tractations politiques au sommet. (…) Le dessin semi-réaliste de Léonard Chemineau fait merveille, insufflant vie et esprit à la galerie d’acteurs. Si les humains sont assurément convaincants, l’animal sans lequel la fuite et le transport n’auraient pu se faire s’avère particulièrement expressif. (…) Savoureuse plongée au cœur d’une aventure humaine mettant le savoir en son centre, La Bibliomule de Cordoue est un album puissant et d’une grande actualité. »
MEILLEURE SÉRIE EUROPE
Le premier tome avait raflé le trophée dans la catégorie Meilleure couverture 2020. La deuxième partie de ce récit disséquant l’esprit brillant de Sherlock Holmes, capable de résoudre les intrigues les plus ardues est couronnée. L'Affaire du Ticket Scandaleux (Ankama) fourmille de détails et d’idées, graphiques notamment, qui invitent le lecteur à une attention et une implication savourée et non subie pour suivre en temps réel le cheminement de l’esprit hors pair du personnage repris par Cyril Liéron et Benoît Dahan. Série ? Qu’est-ce qui permet d’avancer une telle aberration à la fin d’un diptyque ? L’existence d’un prochain tome 3 : élémentaire, mes chers Watson !
Derrière un phénomène, une femme exceptionnelle. Le mot est faible pour qualifier la personnalité de Madeleine Riffaud qui a su terrasser la tuberculose avant de s’engager dans la Résistance et qui, selon Jean David Morvan, le scénariste de La rose dégoupillée (Dupuis), dispose toujours aujourd’hui d’une solide faculté à dénoncer ce qui ne lui convient pas dans la société. « Témoigner, encore, toujours, auprès du plus large public possible, y compris à travers la bande dessinée. (…) Années de l’innocence enfantine, premières confrontations avec les horreurs de la guerre, idéalisation de ceux qui, déjà, agissent dans l’ombre, amours naissantes, mais aussi regard sur la maladie, la mort ou les choix des personnes rencontrées, ce tome d’ouverture se révèle riche. (…) Pour accompagner le récit, Dominique Bertail livre une partition graphique des plus réussies. Baignées dans des nuances bleutées, ses planches dégagent une atmosphère puissante et prenante. (…). Sur un découpage et des cadrages parfaitement maîtrisés, le trait croque les visages, restitue les émotions, confère corps et âme à l’héroïne et aux protagonistes qui l’entourent. Il sait aussi magnifier les paysages à travers quelques très belles pleines pages. » Au moins deux tomes à suivre.
MEILLEUR COMICS
C’est certain La conquête du cosmos (Pow Pow) Meilleur comics, ça surprend tant la création d’Alexandre Fontaine Rousseau et Francis Desharnais dénote de l’image ordinaire de la production anglo-saxonne. Pas de cape ni de collants, pas de destin glauque ni d’introspection, pour être un rien caricatural. Chez nous, les locataires du lotissement Comics ont en commun d’avoir connu leur première parution en terre nord-américaine. Comme le souligne Antoine Perroud, en une « douzaine de moments-clefs de la course aux étoiles (…) les Soviétiques et leurs champions Spoutnik, Laïka et Gagarine, de l’autre les USA et les héros du programme Apollo, avec, au milieu, des commentaires en québécois pur jus, (les auteurs) retracent à leur manière ces célèbres aventures spatiales. (…) (Des) échanges truculents ajoutent encore plus de distance et rendent cette épopée légendaire, non pas ridicule ou clownesque, mais, contre toute attente, profondément bienveillante. En effet, l’absurdité de certaines scènes, comme les demandes répétées du centre de contrôle pour que Gagarine décrive avec emphase et patriotisme l’éther dans lequel il flotte (c’est froid, grand et vide) remettent à leur façon les pendules à l’heure et rappellent le dérisoire et la vanité des entreprises humaines. Ce soupçon de philosophie fataliste est heureusement plus que ténu et n’enlève rien au plaisir jouissif qu’entraîne cette hilarante lecture. » La joie de lire ce petit bijou relègue la question de l’origine au rang d’anecdote.
Hilarant n’est pas le mot qui vient spontanément à l’esprit en refermant Monstres (Delcourt). Thierry Cauvin explique dans sa chronique pourquoi il décerne 10/10 à la création de Windsor Smith. « C'est là l'œuvre d'un virtuose, tellement à l'aise qu'il n'éprouve pas le besoin de faire de son livre un catalogue tape-à-l'œil de son art. Il met son immense expérience au service de l'histoire qu'il raconte. Il ne se renie pas, il ne sacrifie pas à une quelconque mode, à un tel point que Monstres possède un charme très désuet. À vrai dire, il est même difficile de croire que ce roman graphique est une nouveauté de 2021. Il passerait presque pour une réédition très soignée. Cela tient aussi sans doute à sa très longue gestation, puisque sa genèse remonte au début des années quatre-vingt, lorsqu'il s'agissait d'un projet destiné à Hulk. Et cela faisait près de vingt ans que l'auteur s'y consacrait. Le résultat est un ouvrage classique, dans l'acceptation la plus noble du terme. C'est aussi un chef-d'œuvre, littéralement : une création majeure, parfaite dans son genre. » Trait d’une précision clinique sans être froid ni dépourvu d’âme (tout le contraire en fait), noir et blanc magnifié, esprits sidérants de… monstruosité. Sacré pavé qui vous déglingue la colonne vertébrale à force de vous secouer. Le ? Cerveau ?... biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiippppppppppppppp
MEILLEUR MANGA
Séparée de son mari et de son fils depuis la scission de la Corée, Guja Kim, remariée et à nouveau mère, ne saurait les oublier. « Mélangeant quête de ses racines et devoir de mémoire, Keum Suk Gendry-Kim entreprend de raconter l’histoire de sa mère et d’une partie du passé récent de son pays. » rappelle Antoine Perroud sur BDGest’. Le scénario est évidemment poignant et bouleversant. (…) Racontée à hauteur d’homme, de femme plus précisément, la narration de [i]L’attente embrasse les époques, passant du XXIe siècle, où les acteurs de ces évènements finissent leur vie en conservant, envers et contre tout, l’espoir de revoir leurs proches (des réunions dans ce but ont été organisées sur fond de négociations diplomatiques tendues) et la relation de l’épopée de Guja. Il en résulte un portrait édifiant et irréprochable d’une survivante (…) Noir & blanc franc et direct, les influences de l’autrice se trouvent autant en Europe qu’en Asie. Paysages rappelant l’art classique coréen, personnages à la chevelure se transformant en ramures façon Edmond Baudoin, portraits et scènes lorgnant vers l’expressionnisme pur et dur (…). »
Terrarium de Yüna Hirasawa (Glénat) est lui un véritable manga (par opposition à la touche européenne de L’attente). Œuvre d’anticipation, ce récit tend à montrer – s’il était besoin de le rappeler – que l’être humain ne semble rien apprendre de son comportement, négligeant a minima, coupable et irresponsable plus sûrement. La jeune Chico et son petit frère, eux, explorent, découvrent, analysent leur environnement. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard... Découvrir Terrarium sans tarder, c’est en tout cas possible (quatre tomes en tout).
MEILLEUR PREMIER ALBUM
Restons sur le continent asiatique et l’archipel nippon pour découvrir l’auteur-révélation 2021, Sylvain Repos. Son copieux album introduit un Yojimbot (Dargaud), un vieux robot samouraï, voué à sauver les vies humaines en danger. Dans sa chronique, Ludivine Moeneclaey souligne que « Sylvain Repos démontre une grande maitrise graphique (grâce à) laquelle le lecteur ressentira les influences manga pour le design général, et celles des comics au niveau du cadrage et du découpage très dynamiques, notamment dans les scènes de combats, cadencées et ultra fluides. Les décors et les personnages révèlent une imagination créative très intéressante et des clins d'œil titillent le regard régulièrement. »
Changement de territoire pour découvrir L’entaille (Cornélius). Au printemps dernier, Tristan Logghe braquait sa lampe-torche sur « une petite ville des États-Unis, (où) un tueur en série sévit avec une batte de baseball comme arme de prédilection. (Mais) le principal danger de la bourgade américaine est-il réellement celui mis sous les projecteurs des chaînes d'informations ou se cache-t-il dans l'ombre du criminel recherché ? (Outre un scénario percutant,) Antoine Maillard propose des illustrations réalistes au crayon de bois, en utilisant des dégradés de gris saisissants. Les expressions des visages sont parfaitement exécutées afin d'illustrer la détresse et la panique lorsque le batteur fou apparaît. » Efficace.
MEILLEUR ALBUM JEUNESSE
L'abîme offre une conclusion à la hauteur de la qualité de la série Bergères Guerrières (Glénat). Contraintes de défendre leur village, elles ont fait l’expérience des vertus de la solidarité lorsque le courage ne suffit pas. Le vent de l’aventure a soufflé, accompagné d’effluves héritées de la fantasy, pourtant le récit ne s’achève pas en fanfare, mais plutôt sur le constat que les deux auteurs auront su jouer sur toute la gamme des émotions (des plus joyeuses aux… autres). Vecteur privilégié de cette fonction, le dessin d’Amélie Fléchais, admirable, en particulier en matière d’expressivité des personnages, a donné corps et lumière au scénario de Jonathan Garnier qui se sera bien gardé d’installer son récit dans la guimauve. Protagonistes ne riment pas avec héros flamboyants, ni devoir avec exploit d’anthologie. Oh la belle série Jeunesse ! De la BD qui élève sans en avoir l'air, belle, humble, intelligente et émouvante. Bravo ! »
La fin de l’hiver et Yovann Machado ont accueilli la sortie de Elles (Le Lombard). Le chroniqueur appréciait qu’« au-delà de l’ambiance Teen-agers à l’américaine, se découvre une exploration des différentes personnalités de l’héroïne. Celle-ci a un esprit fragmenté composé d’au moins cinq entités aux traits de caractère très prononcés. (…) Ce voyage dans la description de cette altération mentale est allégé par le ton général de l’album, très feel good. Le récit est également porté par des faire-valoir qui jouent pleinement leur rôle. (…) Aveline Stokart livre, quant à elle, une copie au visuel époustouflant. (…) Le jeu d’acteur est privilégié à celui de l’angle de la caméra, laissant une bonne part des émotions se nouer sur la forme des yeux, le pli des paupières ou encore l’intensité d’un regard. En outre, l’illustratrice possède un style très coloré qui favorise la représentation du trouble dissociatif en associant la teinte d’une chevelure à chaque profil. Lumineuse et expressive, la partition graphique est digne des meilleurs studios d’animation ! ».
MEILLEURE COUVERTURE
Qu’est-ce qui vous a tapé dans l’œil cette année ? Au point d’aller jusqu’à feuilleter l’album ? C’est tout un art. Dans la sélection proposée, Peer Gynt sort gagnant. Avec son croissant de lune et son ciel encombré de nuages qui prive de l’expression du visage d’un personnage en dominant un autre du haut de son monticule. Qui sont-ils ? Que font-ils à ce moment de la nuit dans une forêt lugubre aux arbres secs ? À l’oreille au moins, le personnage est familier, synonyme de conte. Oui mais après ? Après, il faut pénétrer la forêt une nuit de lune partielle…
À la deuxième place, l’Espace. Le vide. Le silence. L’oubli. Elle, cosmonaute, lève les yeux vers le ciel (au fait, regarder le ciel quand on y est soi-même plongé-e, ça s’appelle comment ?), et en reste bouche bée. C’est bien de savoir qui voit, sa fonction et ses origines. Oui mais que voit-elle ? Ouvre le livre et tu sauras... (Kosmos – Delcourt) Et eux (Mauvaise réputation - Glénat), pourquoi glissent-ils vers la pénombre ? Qu’ont-ils fait de si terrible pour fuir la lumière ? Astucieux placement des protagonistes, sensation de vide (à nouveau oui) qui attire l’œil.
LE PRIX DU JURY
Un sans-faute : trois livres, trois sélections dans le top 10 BDGest’Arts. Trois fois, Gess nous a tenu en haleine avec ses personnages étranges, ces pelotes de fil soigneusement agencées pour apparaitre désordonnées en apparence. Pour le tome publié cette année, Yovann Machado notait ainsi que « Gess poursuit l’exploration de son univers, dévoilant un pan de l’histoire du relais de la mafia parisienne. Comme à l’accoutumée, les enjeux se déploient lentement. Les saynètes semblent indépendantes et tantôt absconses. Progressivement, une séquence après l’autre, le fil d’Ariane permet de sortir de ce labyrinthe avec délectation. Le scénario de Célestin et le cœur de Vendrezanne (Delcourt) se déguste alors avec appétit ! (…) Puisqu’il faut un décor, il y a Paris (…) Au cours de cet opus, le bédéiste brosse le treizième arrondissement de l’époque, entre la vallée de la Bièvre et la Butte-aux-Cailles à la fin du XIXe. (…) De ces endroits, il invente de nombreux mystères avec une logique implacable. Ensuite, le feuilletoniste dépeint un antihéros porteur de talent. Un personnage principal qui souhaiterait vivre une vie simple, mais son existence lui échappe. (…) Enfin, il y a l’allant littéraire. Au tueur polyglotte et amnésique, le script offre Les Fleurs du mal. Charles Baudelaire accompagne la narration de La Malédiction de Gustave Babel et la fée verte coule à l’unisson. Au fin limier idéaliste de Un destin de trouveur, les extraits Du contrat social ou Principes du droit politique adoucissent les blessures provoquées par des parents morts sur les barricades. Au fil de cet épisode, ce sont les écrivains de l’indigence (Victor Hugo et Honoré de Balzac) et des poètes symbolistes (Albert Samain, Guillaume Apollinaire et quelques vers d’Evariste Galois – mathématicien de son état) qui résonnent au diapason des pas des nécessiteux. Cette multitude de plumes singularise leur propos et tient du symbole autant que de la chronique sociale. Quant au visuel de l’album, il est soutenu par un trait fin recherchant l’épure. Gess s’acharne à ne garder que l’essence de son geste sans nuire à la compréhension du dessin. Il vogue sur un entre-deux équilibré, où l’ombre portée n’est parfois qu’une trace de volume aux trois-quarts d’un visage. Le voyage de l’illustrateur dans la maîtrise de son art tend vers davantage de spontanéité. Le classicisme de ses débuts (Carmen McCallum) a laissé place à une ligne claire très contrastée inspirée de Mike Mignola (La brigade Chimérique) et, par la suite, à un mouvement plus impulsif au clair-obscur moins systématique. Dorénavant, il conçoit ses planches à la manière des grands noms du comics, essayant par monts et par vaux, de composer son gaufrier malgré un format réduit. Les vues de Notre-Dame prise dans la brume, les bords de Seine, les cases débordant de badauds ou de malfrats tiennent alors de la gageure. La colorisation demeure marquée par des teintes sépia. Le tour de force de l’illustration est de proposer un rendu graphique différent lorsque le spectateur observe à travers les yeux du domestique. Le noir et le suranné transmutent en un camaïeu de rouge et les trombines patibulaires prennent des formes de monstres. Exceptionnellement, l'employé de la taverne croise la bienveillance. Celle-ci prend alors les atours du beau et du lumineux. Afin d’accentuer cet effet, les angles des vignettes s’arrondissent également. Ces dernières sont tout au long des pages esquissées à main levée, l’irrégularité renforçant la fragilité recherchée. (…) » Chacun l’aura compris : un must have !
PRIX SPÉCIAL DU JURY ATTRIBUÉ À UNE SÉRIE DONT LE DERNIER TOME A ÉTÉ PUBLIÉ DANS L’ANNÉE
Fin octobre, Antoine Perroud se souvenait : « 1975, un débutant encore sous la férule de Derib, entame dans le Journal de Tintin la première histoire de Jonathan. De l’aventure certes, mais un peu différente, le ton est plus grave, marqué par l’annexion chinoise et par un mysticisme teinté de bouddhisme. Surprenant aussi, un texte introductif annonce que l’auteur connaît personnellement le héros, un ami d’adolescence parti vers l’Asie à l’image de beaucoup de routards à l’époque.2020, le dix-septième tome des péripéties de l’alter ego fantasmé de celui qui est devenu entre-temps un maître du Neuvième Art arrive sur les étals. La piste de Yéshé est le dernier épisode de la série emblématique de Cosey. Un peu de tristesse après tant de chemin parcouru ? Ça serait mal connaître l’homme derrière Le voyage en Italie. Même si l’émotion est palpable au fil des pages, c’est un véritable aboutissement narratif et philosophique plein de grâce que propose le scénariste. La piste de Yéshé : Cinquante-deux planches de toute beauté – quels paysages ! quelles couleurs ! quel ciel ! (…) Clôturer une série, spécialement en bande dessinée, peut s’avérer particulièrement difficile, surtout après tant d’années de compagnonnage. Autant pour l’auteur que les lecteurs, c’est un moment étrange, un deuil presque. Contre tout attente, Cosey a réussi à transformer cette ultime étape en une célébration feutrée toute en intelligence et en délicatesse. Merci pour tout. »
PRIX SPÉCIAL DU JURY
Régulièrement, tout en agilité et en savoir-faire, Le Lézard noir laisse se faufiler un ou deux titres dans nos sélections annuelles en catégorie Asie. Il suffit de lister quelques parutions de ces dernières années pour démontrer combien l’éditeur poitevin est indispensable au paysage BD.
2009 : Le vagabond de Tokyo
2015 : Chiisakobe & Ryuko
2017 : Tokyo Kaido & La cantine de minuit
2020 : Mauvaise herbe
LE PRIX DES CHRONIQUEURS
Le peintre hors-la-loi (Casterman) est aujourd’hui distingué. Frantz Duchazeau y exploite avec urgence la destinée méconnue et oubliée de Lazare Bruandet (1755-1804), peintre avant-gardiste (dans le contexte de son époque) et champion de la peinture sur le motif. Si l’homme a réellement existé et du effectivement quitter la capitale après des violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner, les détails de sa biographie restent largement lacunaires. Profitant de ces incertitudes, l’auteur a imaginé un personnage entier à la dérive et totalement dévoué à son art. (…) Bruandet erre, peint, séduit la jolie servante d’une auberge, aide des moines à se défendre et joue à cache-cache avec des bandes de pillards, à moins qu’il ne s’agisse de militaires. Peu importe, une seule chose est cruciale : créer pour tenter de retranscrire la force des paysages. Baste à ceux qui n’y voient qu’une activité dérisoire en ces temps troublés ! L'unique vérité se trouve sur la toile. Outre cette folie créatrice dont il doit partager en partie l’audace, le scénariste a doté son héros d’une personnalité complète à la psychologie poussée (…) Ces différents éléments finement entremêlés rendent l’ouvrage particulièrement prenant et cohérent. Les coups de sang et d’éclats se répondent mutuellement, alors que des douleurs intérieures étouffent peu à peu l’artiste. Cette énergie du désespoir se retrouve dans un traitement graphique mélangeant un certain classicisme (les superbes et majestueux portraits équestres, par exemple) mêlé d’un expressionnisme aussi anachronique qu’implacable. Trognes et regards féroces, décors variés, allant des bouges crasseux à une nature flamboyante (quels arbres aux ramifications inquiétantes !) se succèdent au sein de compositions subtilement organisées. Le dessinateur offre un talentueux récital où tout semble couler de source. Toutefois, cette facilité n’est qu’apparente, derrière ces planches léchées, se cache un méticuleux travail de découpage et de mise en scène dans lequel rien n’a été laissé au hasard. » Au-delà de cet album publié dans l’année, c’est l’œuvre d’un auteur que les chroniqueurs saluent après avoir estampillés Coup de cœur d’autres titres parmi ses créations (Le rêve de Météor Slim, Les cinq conteurs de Bagdad par exemple).
QUELQUES RAPPELS À PROPOS DES BDGEST'ARTS
Du 16/12/2021 au 03/01/2022, bdgest.com a organisé ses traditionnels BDGest’Arts. Pour la 19e année consécutive, les habitués du site (190.000 inscrits en décembre 2021) étaient invités à élire leurs favoris dans 7 catégories.
. Récit court Europe (one shot ou dyptique)
. Série Europe
. Comics
. Manga – Asie
. Premier album
. Album Jeunesse
. Couverture
Pour chaque catégorie, un Jury a établi une présélection de 10 titres maximum publiés en 2021 soumis au vote du public. Ce Jury était composé de dix membres inscrits sur le site, parmi lesquels on trouvait les administrateurs, des chroniqueurs réguliers, un libraire et des amateurs éclairés, tous gros lecteurs de bandes dessinées.
Pour la catégorie 1er album, l'album doit être la première œuvre publiée pour l’un des auteurs au moins.
Pour participer, il suffisait d'être un visiteur enregistré sur le site bdgest.com au moment de l’ouverture du vote, c'est-à-dire le 16/12/2021.