A propos de SkyrimSi un jeu devait revenir à la littérature, à sa profondeur et à ses mystères, il emprunterait les chemins de Bordeciel. Certes les aficionados de la console ou de l'ordinateur auront eu, dès les premières semaines et les premiers mois qui ont suivi sa sortie, l'occasion de débrouiller les trucs et astuces des quêtes principales et secondaires de ce cinquième chapitre de la licence Elder Scrolls, dans la tradition classique des solutions bien ordonnées pour ceux qui recherchent l'amusement, le défi, le bout de la route, la gloire et les trophées. Mais tout ceci n'est rien à côté du sentiment, fondé ou non, d'avoir à peine effleuré un univers, aussi loin le joueur soit-il allé. Même à supposer que l'expert absolu en la matière existe, le doute s'insinuera toujours dans sa victoire. Les auteurs et concepteurs eux-mêmes doivent se sentir dépassés.
Le scénario résiste à la compréhension, d'où l'intérêt d'en souligner les éléments les plus généraux et les mieux disposés, en même temps, à en confirmer la difficulté d'y prendre prise. Non que le jeu en lui-même soit forcément difficile et tant mieux si le novice peut espérer s'y épanouir: on joue avant tout pour le plaisir. Le propos consistera plutôt à montrer dans quelle mesure il n'est pas envisageable de faire le tour de la question. L'opacité s'y révèle plus tenace que sa disparition. Ce n'est qu'en acceptant la perspective d'une vision partielle et obscurcie que les choses, selon une dynamique paradoxale, s'éclaircissent dans l'esprit de l'explorateur.
Par où commencer n'est déjà pas simple en soi. Autant partir des considérations les plus terre-à-terre, comme le choix de la machine. Jouer à Skyrim sur manette ou sur clavier n'est pas la même expérience. Si l'univers et l'histoire demeurent identiques dans tous les cas, les particularités de chaque support et du développement dédié ainsi que des correctifs appliqués aux bugs changent la perception du scénario, qui comporte deux faces: celle qui a été programmée, celle qui reste à écrire. Donc changer la perception du scénario revient à changer le scénario lui-même. L'adepte de la PS3 ou de la X-Box ne crée pas tout à fait la même trame scénaristique ni les mêmes sauvegardes de sa progression que celui du PC. Premier point d'interrogation.
Ensuite viennent les poupées gigognes et les miroirs qui se font face à l'infini, matérialisés ici par les épisodes précédents d'Elder Scrolls, eux-mêmes nourris de références vidéastes diverses au fil du temps, elles-mêmes nourries d'expériences rôlistes en tous genres, elles-mêmes nourries d'une abondante production heroic fantasy littéraire et autre, elles-mêmes nourries par Tolkien, lui-même nourri par les mythologies, elles-mêmes nourries par la nuit des temps, laquelle se perd dans son propre abîme. Deuxième point d'interrogation.
Enfin le héros débarque littéralement en Bordeciel. In medias res, fait prisonnier par erreur, sur le point d'être exécuté, sauvé in extremis par l'arrivée d'un dragon comme surgi de nulle part, seul maître de son destin dans la limite des voies multiples qui s'ouvrent à lui et de leurs combinaisons, avec la responsabilité d'assumer une telle liberté et les conséquences parfois irréversibles qu'elle entraîne, choix de l'identité biologique, sexuelle, physique, ethnique, politique, professionnelle, éthique, le voilà projeté sur une terre sauvage à perte de vue, géographie brumeuse aux repères incertains, entre mer, montagnes, plaines et forêts. Le voilà chaînon à part entière d'une longue histoire bercée de mythes et de légendes, lecteur d'une véritable bibliothèque éclatée aux quatre coins des royaumes, aventurier des cryptes, grottes, ruines, labyrinthes et plans surnaturels ajoutant à l'épaisseur d'une population tantôt amicale, tantôt hostile, érigée dans sa bravoure, embarrassée par ses secrets, convaincue de faire la guerre malgré ses alliances ambigües et insoupçonnées. Troisième point d'interrogation.
Alors bien entendu, s'accrocher à l'idée que le méchant dragon doit être vaincu et qu'il faut, par ailleurs, prendre position dans le conflit déchirant les habitants de la terre nordique entre rebelles sombrages et partisans de l'Empire, s'impose comme une évidence dans la mesure où toute quête entamée appelle un terme ou une fin. Cependant, un tel impératif d'accomplissement se mesure mal à l'extraordinaire marge de manoeuvre qui s'offre à un être décrit comme hors du commun. Méthodes et anti-méthodes sont renvoyées dos à dos. Pourquoi trois points d'interrogation? Pourquoi pas quatre ou cinq? Pourquoi un ordre pour les introduire? Et si tout n'était que projection? Plusieurs décennies durant, la technique a imposé des contraintes qui ont desservi le potentiel ludique et onirique des jeux vidéo: parcours imposés, séries de combats, courses contre la montre et autres énigmes à sens unique pour solution unique. En se surpassant, la technique en est venue progressivement à mettre en place de nouvelles possibilités d'épanouissement pour l'esprit humain, renouant avec le potentiel imaginaire de la littérature. Place au rêve, à l'évasion, au non-accomplissement.
Ne rien accomplir dans Skyrim, chacun l'interprètera comme il l'entend. C'est une route comme une autre. Et cette route bifurquera en plusieurs endroits. Signalons cependant trois écueils décisifs: la compagnie d'Hadvar ou de Ralof au début du jeu, la rencontre de Brynjolf à Faillaise, la mauvaise fréquentation d'Astrid. Suivre Hadvar puis tenter de le massacrer immédiatement, sans lui laisser le temps de dire un mot, dès la sortie d'Helgen, c'est mettre à distance la fausse obligation de devenir légionnaire ou guérillero; ensuite il suffit d'éviter les campements militaires. Pour la quête du dragon, son évitement s'avère plus délicat mais il y a moyen de la stopper net: donner raison à Mjoll la Lionne, fuire Brynjolf comme la peste noire, ne jamais le laisser vous adresser la parole, essayer d'exterminer sa guilde de voleurs même si c'est impossible, achever le prisonnier dans les cachots de l'ambassade du Thalmor, et Delphine, à Rivebois, vous rendra de manière tacite votre liberté d'en rester là. Quant à la Confrérie Noire, qui ne demande qu'à se servir de vous dans le cadre d'une machination politique à grande échelle, tuez Astrid une fois qu'elle vous a fait prisonnier dans votre sommeil au lieu de tuer l'un des trois autres prisonniers de la cabane où elle vous retient contre votre gré, et vous pourrez facilement venir à bout de ses Frères et Soeurs sans risquer de vous mettre les autorités à dos.
Ce choix n'apparaîtra comme réducteur qu'à partir du moment où vous l'aurez fait, réducteur pour le jeu mais pas pour vous. Skyrim permet bel et bien à chacun d'y projeter ses propres schémas psychiques et mentaux. Le dernier paragraphe dressera un profil susceptible de correspondre à cet état d'esprit de non-accomplissement tel que décrit plus haut en rapport avec les trois écueils décisifs mentionnés, exception faite d'une prise de position en faveur de l'Empire, tout à fait facultative mais cohérente en l'espèce.
Soit le dénommé Gladius, impérial de son état, simple, droit et déterminé à bien agir pour rendre le monde meilleur. La magie, la sorcellerie, les souterrains sinistres à n'en plus finir et, pires que tout, les dragons et leurs histoires, l'ennuient au plus haut point. Son aversion pour les intrigues de Markarth ou pour les inepties de Fortdhiver n'est plus à démontrer. Impossible qu'il consente à devenir vampire pour éprouver, en mode nocturne, les tourments de la faim tenace. C'est un homme de terrain, qui apprécie les situations claires, la lumière du jour et les champs de bataille à l'air libre. La seule arme qu'il connaisse est son espadon à deux mains. Aux ordres du général Tullius comme du jarl Balgruuf, il porte armure dwemer, bottes et gantelets impériaux, casque de garde de Blancherive. Haute-Flèche et Douce-Brise sont ses deux résidences, où il ne demande qu'à vivre des jours paisibles en compagnie de ses servantes dévouées. Entre deux quêtes ponctuelles, il se rend à l'autel d'Arkay de Solitude car la santé compte plus que tout. Ayant parcouru de long en large la plus ancienne contrée de Tamriel, il s'est affranchi de son soi disant devoir draconique, dont il n'a cure, suite à l'épisode mouvementé de l'ambassade. Tant pis pour le Panthéon des Braves, pas question d'aller se perdre dans le brouillard de Sovngarde. Après avoir tué Ulfric Sombrage de ses propres mains et mis fin à la guerre, puis anéanti la Confrérie Noire, il a servi le jarl Elisif et ses citoyens. Depuis, c'est un homme libre. Encore plus libre qu'avant.
D. H. T.
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