Que doit la bande dessinée aux comics américains ?
Jean-Paul Gabilliet
Professeur de civilisation américaine, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3
arts de l’image
Les comics américains ont considérablement évolués depuis les 50 dernières années. Leur qualité globale s’est améliorée. Toutefois, bon nombre considèrent qu’ils ont entravé la croissance de la bande dessinée, la limitant à un genre pour enfants et adolescents. Qu’en est-il réellement ? Quelle fut et quelle est la contribution actuelle des comics américains aux progrès du 9e Art ?
En bande dessinée, la spécificité nationale est un critère souvent très relatif. Dans une interview de 1971, Hergé exprimait sa dette envers les comics : « L’une des qualités essentielles de la bande dessinée américaine (...) me paraît être sa grande clarté. En général, les Américains savent raconter une histoire, même si cette histoire est une cornichonnerie. C’est là, je crois, la grande leçon que j’ai tirée, à la fois de la bande dessinée et du cinéma américains. » Un autre exemple, situé bien loin de Bruxelles, est celui du style visuel des mangas (les « grands yeux »...) : imposé après la guerre par le grand dessinateur Osamu Tezuka, il était directement hérité du graphisme des productions Walt Disney.
Pour la bande dessinée - comme pour le cinéma, le roman policier et grosso modo toute la culture de masse du siècle passé -, les Etats-Unis sont une étape incontournable. Même si, pour le grand public, la marque de fabrique de la BD US se limite aux super-héros, l’influence subtile et profonde exercée mondialement par la bande dessinée de presse américaine de la première moitié du XXe siècle a été fondamentale à deux niveaux.
Tout d’abord en termes formels. La « ligne claire », style graphique initié par Hergé et propagé après la guerre via l’hebdomadaire Tintin, à base de formes cloisonnées, sans trames ni hachures, et de couleur en aplats n’est ni une invention européenne ni l’apanage d’un axe France / Belgique / Pays-Bas, même si ce sont des dessinateurs issus de ces trois pays qui l’ont pratiquée avec le plus de bonheur. Qui connaît les comics de l’entre-deux-guerres identifie immédiatement à l’origine du trait hergéen le style de George McManus, auteur de la bande humoristique « Bringing Up Father » (en français « La Famille Illico ») : dès le début des années 20, celui-ci pratiquait une « ligne claire » qui n’avait rien à envier à la future école belge. On trouve même dans les albums de Tintin des images puisant à d’autres sources américaines : ouvrez L’Affaire Tournesol à la page 29 et observez la 13e case, un petit rectangle tout en contre-jour nocturne (c’est possible !) - c’est une composition à la Milton Caniff, maître des contrastes entre noir et blanc dont « Terry et les pirates » (1934-1946) fut le pendant en bande dessinée du cinéma d’aventure hollywoodien des années 30-40.
Dans les vingt années précédant la Première guerre mondiale, les cartoonists américains avaient systématisé l’usage des bulles, inventé les onomatopées (« The Outbursts of Everett True », A. D. Condo et J. W. Raper) et exploré l’espace de la page en jouant aussi bien sur les couleurs que sur la forme et la distribution spatiale des cases (« Little Nemo in Slumberland », Winsor McCay). Jusqu’aux années 30, ils colonisèrent tout l’espace de l’humour, de la grosse farce ethnique typique du début de siècle (les immigrants allemands caricaturaux de « Pim, Pam, Poum ») à des comédies plus fines (« Popeye » version années 30), voire au nonsense décalé (« Krazy Kat » de George Herriman).
Cependant, la décennie qui précéda la Seconde guerre mondiale fut celle de l’aventure : pour concurrencer le bruit et la fureur du cinéma devenu parlant, les quotidiens proposèrent de grands récits de science-fiction (Flash Gordon), de chevalerie (Prince Vaillant), de jungle (Tarzan), entre autres. Traduites dans de grands illustrés populaires, ces bandes fascinèrent de nombreux jeunes Européens (Alain Resnais, Federico Fellini, Umberto Eco, etc.). Devenus les intellectuels de l’après-guerre, ceux-ci n’hésitèrent pas à affirmer haut et fort, en prenant pour exemples les comics des années 30-40, que la BD avait des qualités esthétiques indéniables et n’était donc pas un média enfantin. Ils donnèrent ainsi le coup d’envoi de la légitimation de la bande dessinée en Europe. C’est là la seconde dette, peut-être encore plus importante, que la BD a contractée envers les comics américains.
http://www.lemensuel.net/Que-doit-la-bande-dessinee-aux.html
J'ai mis en citation l'intégralité de cet article universitaire qui explique ce que les autres traditions BD doivent à la BD américaine.
En gros, les grands yeux imposés dans le manga par Tezuka viennent de Mickey. Pour la BD européenne, la ligne claire à la Hergé est l'héritage de George McManus, et c'est parce que des intellectuels européens ont légitimé la BD américaine chez nous que notre regard sur la BD tout entière a évolué, passant d'un "art enfantin" à un art à part entière.
Le débat est ouvert, vous pouvez aussi le compléter en citant d'autres exemples: comment les différentes cultures BD se sont influencées, à travers quels auteurs, quelles oeuvres? Le "réciproquement" du titre incite à penser que les influences ne sont pas unilatérales, mais marchent dans tous les sens... A vous de faire vivre cette discussion.