La Sorcière et le Satyre
Comme les autres membres du groupe, le personnage de Nessia est construit à partir d’un stéréotype que nous avons souhaité casser, détourner ou renverser ; en l’occurrence, il s’agit du stéréotype de la belle sorcière séductrice (et forcément un peu inquiétante), également incarnée, dans le passé de Jason, par la célèbre Médée. Dans le cas de Nessia, le renversement s’effectue sur trois plans : son apparence physique, ses actes et son sort final.
L’apparence de Nessia est entièrement due à notre dessinateur Nicolas Ryser. Alors que tous les autres héros sont, sur le plan visuel, extrêmement proches des pistes descriptives que nous lui avions fournies, il a su ici s’affranchir de ces suggestions pour donner à Nessia une apparence plus originale et plus intéressante.
Au départ, je visualisais Nessia comme une sorte de « gothic girl sauce peplum », très pâle, avec des cheveux très noirs et des yeux charbonneux, évoquant un peu le personnage de Death dans le Sandman de Neil Gaiman – tout cela avec, bien sûr, une toge noire, un chignon « gothique », des bracelets de bras en forme de serpents etc.
Mais lors du découpage du scénario, il est vite devenu évident que ce look gothique assez étudié serait très difficile à amener dans l’histoire, compte tenu de la situation dans laquelle Leitos, Jason et compagnie rencontrent Nessia - capturée, dénudée et prête à être sacrifiée aux dieux silencieux. Nous avons alors décidé que Nessia serait vêtue de la cape d’Eurymion transformée en toge de fortune… et de fil en aiguille, l’idée du « look gothique » s’est trouvée abandonnée, au profit d’une allure de femme-enfant à peine sortie de l’adolescence, qui donne au personnage un côté beaucoup plus ambigu (ou, si l’on veut, ingénu) ; aux yeux de Leitos, pétri de valeurs honorables et héroïques, Nessia apparaît d’abord et avant tout comme une jeune fille vulnérable qu’il convient de sauver et de protéger – rien à voir avec une séductrice à la Médée.
Du coup, l’antipathie et la méfiance que suscite immédiatement Nessia chez Jason, le fait qu’il « voie Médée » en elle (et c’est pour cela qu’il finira par la tuer), se teinte aussi de quelque chose de plus trouble, de plus sombre… d’autant que, concernant Nessia, Jason aura eu tort jusqu’au bout, comme le prouvent les actes de la jeune magicienne, qui va toujours se comporter envers ses compagnons de façon altruiste (y compris avec Jason, lorsqu’elle guérit ses blessures) et sans qui ils n’auraient pu réchapper au maelström qui se déchaîne à la fin du tome 2. Selon cette logique, la mise à mort de Nessia par un Jason aveuglé par l’emprise de ce maelström qui n’est rien d’autre qu’une manifestation du pouvoir des dieux, constitue véritablement un sacrifice, dans tous les sens du terme – sacrifice qui répond bien entendu à ce premier sacrifice interrompu auquel Leitos et ses compagnons ont arraché Nessia au tome 1. Sans nos héros, Nessia aurait été sacrifiée aux dieux : à partir de là, elle n’était qu’en sursis et en la tuant, Jason ne fait finalement que « boucler la boucle », à son insu.
Borbos le Satyre s’inscrit lui aussi dans un stéréotype bien connu – celui du serviteur sympathique et plein de bon sens, dans la même lignée, par exemple, que Sam dans Le Seigneur des Anneaux, Sancho Pansa dans Don Quichotte ou Planchet dans Les Trois Mousquetaires. Et là encore, nous avons souhaité casser le cliché – non pas en faisant de lui Satyre, mais bien en le faisant mourir assez vite dans l’histoire (au début du tome 2), alors que ce type de personnage appartient presque toujours à la catégorie de « ceux qui s’en tirent à la fin ». De fait, la mort prématurée de Borbos semble avoir surpris (et touché) beaucoup de lecteurs – ce qui était précisément l’effet escompté. En liquidant assez cruellement ce personnage attachant, unique « élément comique » du groupe, le scénario fait passer un message clair : fini de rire. Cette mort amène aussi l’idée qu’aucun des héros n’est vraiment à l’abri – et la mort suivante, celle de Nessia, enfonce encore le clou.
Du reste, ces deux personnages, même morts, aient toujours un impact sur l’histoire : la mort de Borbos touche beaucoup plus Jason qu’il ne l’aurait pensé et fait du même coup ressurgir une humanité que le vieux héros croyait bien avoir étouffé en lui depuis longtemps. Quant à la mort de Nessia, elle est à la fois le pivot décisif des relations entre Leitos et Jason et un facteur décisif dans la future relation entre Leitos et la princesse Alba, au tome 3 : c’est en évoquant la défunte Nessia en présence d’Alba que Leitos commence à percevoir l’étrange rapport que les gens de Belerion entretiennent avec la vie et la mort.